Impérialisme humanitaire
Jean Bricmont : Impérialisme humanitaire.
mardi 29 novembre 2005, par Sylvia Cattori
Jean Bricmont, est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain ; intellectuel engagé, il vient de publier : « Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? ». Un ouvrage qui analyse la manière dont l’idée de défense des droits de l’homme dans l’interventionnisme occidental s’est peu à peu transformé en légitimation de l’ingérence militaire. Jean Bricmont fait également partie du « Brussels Tribunal ». Un tribunal d’opinion qui examine les crimes de guerre en Irak et se veut la continuation de la grande mobilisation internationale contre la guerre en Irak. Composé d’intellectuels et de juristes, le Brussels Tribunal s’inscrit également dans un mouvement plus large qui veut mettre un terme au nouvel ordre impérialiste mondial.
Entretien de Silvia Cattori avec Jean Bricmont, 27 novembre 2005.
Silvia Cattori : En ouverture de votre dernier livre “Impérialisme humanitaire”, vous écrivez « qu’il existe deux sortes de sentiments qui poussent à l’action politique : l’espoir et l’indignation ». Toute personne dotée d’une conscience ne peut que se sentir indignée après vous avoir lu. Des pays entiers ont été sauvagement détruits par des gouvernements qui, comme les Etats-Unis, ont agi en dehors des lois et, plus grave, avec la complicité de ce qu’il est convenu d’appeler la « communauté internationale ». Quels moyens peut-on mettre en œuvre pour répandre cette indignation dans l’opinion publique et lui assurer un impact politique ?
Jean Bricmont : Question compliquée ! Je me limite à ce que je suis capable de faire, écrire et parler ; évidemment, il faut d’autres relais, des organisations politiques que je ne suis pas capable personnellement de mettre sur pied. Celles qui existent ne sont pas suffisamment conscientes des véritables priorités, à mon humble avis. Il faut recréer un mouvement international contre la guerre en Irak, comme il y en a eu à l’époque de la guerre d’Algérie, de la guerre du Viêt-Nam, de la crise des missiles, et comme il n’en existe plus aujourd’hui.
S.C. – Pensez-vous que le défi lancé au monde par « Axis for Peace », créé à l’initiative de Thierry Meyssan du Réseau Voltaire, puisse être le point de départ d’un grand mouvement anti-guerre ?
Jean Bricmont : L’idée est une bonne idée, rassembler des gens d’horizons philosophiques, politiques, religieux divers, et qui agissent en faveur de la paix ; la plupart des conflits dans le monde sont des conflits régionaux, entre pays voisins ou à l’intérieur d’un même pays. Il n’y a qu’un seul pays qui se permet d’envoyer ses troupes loin de ses frontières, contre un pays qui ne lui a rien fait de mal, sous des prétextes entièrement fabriqués, et ce sont les Etats-Unis. Cette façon d’agir est une menace pour la paix mondiale, et elle doit être arrêtée ; ce n’est pas une tâche simple, il faut une collaboration de la population américaine, et je constate qu’une partie de celle-ci se rend compte que l’opinion publique mondiale n’accepte pas la politique de leur gouvernement. En protestant ici contre la politique américaine, nous soutenons les gens qui, aux Etats-Unis, veulent changer la politique de leur pays.
S.C. – Si les gens sont en leur majorité horrifiés par les images qui viennent d’Irak, d’Afghanistan, de Palestine, ils ne savent pas clairement que toute cette barbarie a eu le soutien des partis progressistes. Comment ces derniers ont-ils pu dériver au point d’aller jusqu’à faire croire que Bush et Blair faisaient une guerre pour de bonnes raisons alors qu’il s’agissait d’agressions contre la liberté et la dignité de peuples ?
Jean Bricmont : Il faut nuancer ; il y a ici plusieurs aspects. La politique de Bush lui-même n’a pas été très populaire dans les milieux qu’on peut appeler de gauche, y compris dans la mouvance favorable à l’ingérence humanitaire. La politique qui a été vraiment populaire, c’était celle de Clinton ; durant toute la période où il a été président, il y a eu un embargo contre l’Irak qui a fait sans doute plus de morts que la guerre, et j’ai vu très peu de protestations contre cet embargo de la part des gens qui chantaient les louanges de l’ingérence humanitaire, par exemple en Yougoslavie. Si les gens ne soutiennent pas la politique de Bush, c’est parce qu’il a l’art de la présenter très mal, ce qui a pour effet de la rendre impopulaire ; il est aussi très arrogant, ce qui aggrave son impopularité, surtout à l’étranger. Clinton n’était pas comme cela. Par ailleurs, le soutien de la gauche à l’interventionnisme a freiné l’opposition aux guerres, même à celles de Bush, et rend cette opposition relativement superficielle. On ne s’oppose pas à l’hégémonie et à la guerre en Irak par principe, mais parce que Bush est maladroit. Le but du livre est de secouer cette partie de la gauche constituée de gens souvent très sincères, mais qui n’ont pas une vision suffisamment globale de la situation pour avoir comme priorités la paix et le respect de la souveraineté nationale des pays du Tiers Monde. Ce genre d’idées a été laminé par l’idéologie de l’ingérence humanitaire qui est née après la guerre du Viêt-Nam.
S.C. – Quels sont les pays qui ont subi des guerres au nom de ce « droit d’intervention » ?
Jean Bricmont : Depuis le début de l’ère coloniale, il y a fondamentalement en Occident une idéologie selon laquelle, parce que nous sommes des pays civilisés, plus respectueux de la démocratie et des droits de l’homme, plus développés, plus rationnels, plus scientifiques etc., nous avons le droit de faire des choses monstrueuses à des pays que nous considérons comme moins civilisés. Le christianisme, la mission civilisatrice de la république, le fardeau de l’homme blanc chez les Anglais, ont successivement servi de justification idéologique à des crimes abominables. Maintenant, l’idéologie qui tend à remplacer tout cela, c’est l’idéologie des droits de l’homme et de la démocratie. Cela ne va pas forcément jusqu’à la guerre, mais cela englobe d’autres formes d’action, comme l’embargo contre l’Irak ou contre Cuba, et d’autres sanctions, qui sont acceptées parce que dirigées contre des régimes horribles ou supposés tels. La gauche devrait prendre en considération ce que disent les sommets des pays du Sud, ou des pays non alignés, qui sont opposés à toutes ces sanctions et qui le disent très explicitement. Pour eux, aucune sanction ne peut être unilatérale et tout doit passer par l’ONU. Les pays du Sud, qui représentent l’immense majorité du genre humain, ne veulent en aucun cas de cette politique d’ingérence.
S.C. – Vous avez écrit : « L’idéologie de notre temps, en tous cas en ce qui concerne la légitimation de la guerre, n’est plus le christianisme, ni la “mission civilisatrice” de la République, mais bien un certain discours sur les droits de l’homme et la démocratie. C’est à ce discours et à cette représentation qu’il faut s’attaquer si l’on veut construire une opposition radicale et sans complexe aux guerres actuelles et futures. » Mais d’où est sortie cette théorie du droit d’ingérence humanitaire ?
Jean Bricmont : L’origine remonte essentiellement à l’administration Carter, qui a pris un tournant. Avant et pendant la guerre du Viêt-Nam il y avait une politique de soutien aux régimes anticommunistes, respectueux ou pas des droits de l’homme, au nom de la lutte contre le communisme. Après la fin de la guerre du Viêt-Nam, Carter a redoré le blason des Etats Unis en disant que les droits de l’homme étaient l’âme de leur politique étrangère. Cela entrait en contradiction avec leur pratique politique au Timor ou en Afghanistan, mais, avec cette idéologie et à cause de l’impact des « nouveaux philosophes » en France, il y a eu une pression énorme dans la gauche pour se distancer des mouvements révolutionnaires et de libération dans le Tiers-Monde. La crise yougoslave a été le sommet de la légitimation de l’intervention parce que la gauche s’est mise à répéter des slogans comme : « on ne peut pas laisser faire ça », « c’est comme Hitler avant la guerre » etc. Le changement de mentalité était accompli avec la guerre du Kosovo, et la gauche, en Occident notamment, avait complètement capitulé sur la question de la défense de la souveraineté nationale et du droit international. Ce qui fait que l’opposition à la guerre en Irak était très faible, idéologiquement, en particulier à la tête des organisations qui pouvaient structurer cette opposition. On acceptait des arguments du style, « oui, mais il faut d’abord désarmer l’Irak… ». Presque tous les prétextes en faveur de la guerre étaient acceptés, même par ceux qui déclaraient être contre la guerre. Et aujourd’hui, les mêmes personnes semblent accepter l’idée que les Américains vont rester indéfiniment en Irak. L’idée générale, c’est qu’on assiste en Irak à une transition vers la démocratie : tout ne va pas bien mais les choses vont globalement mieux ou, au moins, vont finir par s‘améliorer. Au moment de la chute de Bagdad la plupart des gens autour de moi croyaient que c’était fini et qu’il n’y aurait pas de résistance. Beaucoup pensent encore que celle-ci finira par être vaincue, mais moi j’en doute fort.
S.C. – Les idéologues qui ont proclamé qu’il fallait imposer la démocratie pour combattre le « terrorisme » n’ont-ils pas inversé le problème pour leur convenance ? N’eut-il pas fallu s’attaquer aux causes profondes, notamment à Israël, qui engendre tous les conflits régionaux ?
Jean Bricmont : Je ne dirais pas que cela engendre tous les autres conflits, mais ça joue un rôle énorme dans beaucoup d’autres conflits, c’est certain. Les Occidentaux ne comprennent pas que la nature du conflit israélo-palestinien dépasse de loin les frontières d’Israël ou de la Palestine pour une raison très simple : ce que les Européens ont fait, c’est de faire payer par les Arabes les crimes commis par les Européens contre les juifs. On peut résumer les choses ainsi : on n’a pas créé un Etat juif en Europe, pour compenser les malheurs subis par les juifs en Europe, pas simplement parce que les sionistes voulaient un état en Palestine, mais parce que celle-ci était peuplée par des Arabes, considérés à l’époque comme quantité négligeable. Depuis lors, la racine du conflit n’a jamais été reconnue, d’autres conflits se sont ajoutés au conflit initial, des territoires sont occupés, etc. En fait, les choses se sont aggravées et il y a un aveuglement des Occidentaux sur les racines et la profondeur du conflit. N’importe quel enfant qui grandit à Rabat, même s’il est très loin de la Palestine, sait que si Israël a été créé là où il l’a été, c’est parce les Européens qui ont fait cela, juifs ou non-juifs, se croyaient plus civilisés que des Arabes comme lui, et cela, c’est difficilement tolérable. C’est une dimension du conflit qui est bien plus profonde que ce qui est perçu en général en Occident.
S.C. – A propos de la critique de la politique d’Israël et du sionisme, vous avez écrit : « Lorsque des Juifs comme Norman Finkelstein ou Noam Chomsky osent critiquer la politique du mouvement sioniste, on essaie de les faire taire en les accusant d’une étrange maladie psychologique, la “haine de soi”. Et pour ce qui est des non-juifs, un seul mot suffit : antisémitisme ». Que peut-on faire pour reconquérir un droit de libre expression, actuellement étouffé – notamment en France – par ces accusations infondées ?
Jean Bricmont : Il y a deux types de problèmes : d’une part la démonisation et l’intimidation, d’autre part les procès (Dieudonné Mbala Mbala, Edgar Morin, Israël Shamir et d’autres). Face à cela, il faut défendre la liberté d’expression. C’est une autre erreur de la gauche et, de façon ironique, c’est précisément une gauche qui se veut antifasciste et antistalinienne, qui adopte la doctrine, commune au fascisme et au stalinisme, selon laquelle l’Etat a le droit de déterminer ce qu’on peut dire en matière d’histoire ou sur d’autres sujets. Les lois qui répriment la liberté d’expression partent d’idées antiracistes peut-être généreuses mais mal comprises. Ces lois, de même que la loi Fabius-Gayssot contre le négationnisme, sont en général soutenues par la gauche et l’extrême-gauche (Gayssot est communiste). Je pense que c’est une erreur complète, parce que la réponse à des discours dits de haine, c’est plus de discours, pas moins. Il y a parfaitement moyen de combattre l’antisémitisme tout en respectant la liberté d’expression ; il ne manque pas de médias dans lesquels exprimer des points de vue critiquant l’antisémitisme. Je suis par ailleurs tout à fait d’accord pour critiquer l’antisémitisme mais on ne peut le faire efficacement qu’en distinguant radicalement l’antisionisme, qui consiste en un certain nombre d’attitudes politiques, et l’antisémitisme, qui est une forme de racisme. Les gens qui amalgament les deux pensent qu’ils vont se débarrasser de l’antisionisme en le rendant infâme, en l’associant à l’antisémitisme ; le problème c’est qu’on peut lire l’équation antisionisme=antisémitisme à l’envers, c’est-à-dire légitimer l’antisémitisme en l’associant à l’antisionisme. Ceux qui pratiquent cette assimilation pensent qu’elle va faire disparaître des idées qu’ils n’aiment pas, mais ils ne se rendent pas toujours compte qu’elle peut aussi légitimer des idées qu’ils aiment encore moins.
S.C. – Les mouvements qui se prétendaient anticolonialistes ont appuyé l’idéologie de l’interventionnisme occidental. Des personnalités politiques – comme Bernard Kouchner, Cohn Bendit, Joska Fischer – se sont cyniquement servies des droits de l’homme et la démocratie pour des raisons opportunistes. La responsabilité de ces va-t-en guerre n’est-elle pas d’autant plus grande que les médias leur ont accordé toute latitude pour faire du lavage de cerveaux ?
Jean Bricmont : Je ne veux pas trop m’attaquer à des personnes ; il est vrai que je cite parfois dans le livre des gens qui sont représentatifs de cette mouvance, comme Kouchner ou Havel. Mais l’important, c’est la dérive du mouvement écologique. Quand ce mouvement est né, il était non-violent, contre toute armée, et maintenant il soutient une politique d’ingérence humanitaire qui suppose une armée importante. Exiger une politique d’ingérence humanitaire cela suppose d’avoir des moyens, une armée puissante, la possibilité de transporter des troupes à des milliers de kms. Cette transformation du mouvement écologique est extraordinaire ! À l’époque de la guerre froide, il y avait vraiment une menace de guerre, peut-être exagérée, mais l’URSS était néanmoins puissante et son armée nous était potentiellement hostile. Pourtant, à l’époque, les écologistes prônaient une défense civile non violente, même en cas d’agression soviétique. Donc l’idéologie de l’ingérence a produit des transformations profondes, irréconciliables avec la perspective écologiste de départ, à cause justement de la militarisation que leur nouvelle posture politique suppose. Cela s’est fait dans les années 1990, et ces mouvements opposent maintenant une résistance très faible à la guerre en Irak, ils ne disent pas grand chose sur ce sujet, et ils ne font pas grand chose. Ils ne disent pas par exemple : notre priorité c’est d’exiger le retrait des troupes américaines d’Irak. Aux USA, paradoxalement, il existe une opposition à la guerre très forte dans certaines parties de la droite, qui n’est pas néoconservatrice, mais qui est plus traditionnelle, ainsi que chez certains militaires et leurs familles qui payent le coût de la guerre, en vies humaines. Cette opposition contraste avec l’attitude des démocrates, ou de la gauche « modérée », qui disent : « Il faut continuer à occuper, on ne peut pas laisser tomber les Irakiens etc ». Il n’y a pas que le gouvernement Bush qui affaiblit le mouvement de la paix !
S.C. – Il y a eu unanimité de la part des forces politiques pour balayer les principes qui régissent le droit international. En ne condamnant pas les Etats, qui ont violé ces principes, les instances internationales ont également perdu tout crédit. Le Conseil de sécurité de l’ONU a entériné les pires sanctions. Le temps n’est-il pas venu de mettre des garde-fous pour empêcher la superpuissance des Etats-Unis d’aller plus loin ? Et n’est-il pas déjà trop tard ?
Jean Bricmont : Il n’est jamais trop tard. En ce qui concerne l’ONU, il faut être nuancé. Ce que vous dites du Conseil de Sécurité est vrai, ils ont légitimé l’agression, les sanctions etc. Mais il faut quand même voir l’ONU comme une avancée majeure par rapport à ce qui existait avant 1945, parce qu’elle a renforcé le droit international et a offert un moyen de régler des conflits de façon pacifique avant qu’ils n’éclatent. Les votes de l’assemblée générale de l’ONU sont aussi intéressants : ils expriment sur beaucoup de questions le point de vue de l’opinion publique mondiale. Le problème du Conseil de Sécurité, c’est le droit de veto, et le pouvoir exorbitant des Etats-Unis, qui ont des moyens de pression énormes sur les membres non permanents du Conseil de Sécurité. Toute réforme de l’ONU doit passer par l’ONU, c’est-à-dire avoir l’accord des pays qui ont le droit de veto, et je ne sais pas comment les forcer à admettre des réformes qui seraient positives en ce sens qu’elles limiteraient le pouvoir des états les plus puissants, c’est-à-dire le leur. Je pense que des projets régionaux, le projet bolivarien en Amérique du Sud ou le groupe de Shanghai qui regroupe la Chine, la Russie et d’autres pays, et qui essayent de mettre des garde-fous à l’hégémonie américaine, sont de bonnes choses. Et certains dirigeants américains se rendent bien compte que c’est la politique de Bush qui, par réaction, suscite ces dynamiques, et donc ils voudraient bien une politique plus douce, ce qui se produira sans doute quand les démocrates reviendront au pouvoir, un retour à la politique de Clinton. Si les choses tournent mal en Irak pour eux, et si ça devient catastrophique, il y aura peut-être un électrochoc, une révolte de la population. Pour le moment, la population n’est pas très concernée, elle est relativement indifférente, mais une politique isolationniste pourrait très bien avoir le soutien de la majorité de la population américaine. Pour le reste du monde, ce serait sans doute la moins mauvaise solution.
S.C. – Dès lors que l’agresseur est aussi celui qui finance les ONG, cela implique que l’on attend d’elles qu’elles se conduisent avec les bourreaux comme s’ils étaient parfaitement légitimes. Peut-on encore faire confiance à ces ONG qui ont trempé dans ces désastres programmés et font aujourd’hui de l’humanitaire comme si c’était du business ?
Jean Bricmont : Je ne veux pas me prononcer de façon trop catégorique, je n’ai pas étudié la question des ONG en détail. Je donne simplement un certain nombre d’exemples dans le livre : lorsqu’il y a eu la guerre en Irak, Human Rights Watch a dénoncé la façon dont les USA ont fait la guerre, qui a causé, disaient-ils, des centaines de morts inutiles. Or, d’après une étude publiée par la prestigieuse revue médicale The Lancet, il y aurait eu 100.000 morts civils et, au minimum, on en compte 25 000. Donc la déclaration de Human Rights Watch est tout-à-fait remarquable : on s’indigne en dénonçant un crime, tout en minimisant fortement son ampleur, ce qui est une façon particulièrement hypocrite de le défendre. Le fond du problème, c’est le « N » dans ONG. Dans quelle mesure est-il réel ? Les ONG ne sont pas gouvernementales au sens strict, mais elles sont en général et en grande partie financées par les gouvernements, ou par l’Union européenne, et ça ne semble pas leur poser problème ! En fait, comme ces ONG, sont financées par des pays démocratiques, leurs militants pensent que ce financement ne peut pas avoir d’influence, les biaiser, les amener à faire certaines choses plutôt que d’autres. Or il est évident, pour prendre un exemple extrême, qu’une ONG de médecins ne serait pas financée pour aller soigner les membres de la résistance irakienne. Donc, la source de financement des ONG, qui elle est gouvernementale, influe sur leurs choix. C’est un peu comme la presse : elle est « libre », mais tous les journalistes intériorisent l’idée qu’il y a des choses qui ne se font ou ne se disent pas : celles qui mettraient en cause leurs contacts avec des gens de pouvoir, ou les ressources publicitaires de leurs journaux. Parmi les militants des ONG, la principale naïveté concerne la croyance en la neutralité des États qui les financent.
S.C. – La situation des victimes est encore rendue plus dramatique par l’état d’infériorité dans laquelle ces peuples se trouvent. Il leur est également interdit de résister à l’agresseur. Donc tout se passe comme si la dignité des personnes n’avait pas de valeur quand il s’agit d’Arabes et de musulmans. Or votre livre, comme un cri, laisse entendre que se taire, ce n’est plus possible. Que peuvent faire les citoyens désireux de changer les choses sans se laisser égarer par les politiques ?
Jean Bricmont : J’ai essayé d’argumenter, de faire un livre qui attaque aussi rigoureusement que possible l’idéologie impériale. Je ne veux pas prendre les gens par les tripes, quoique je parte d’une indignation ; j’ai été choqué de voir la faiblesse de l’opposition lors de la guerre en Yougoslavie, dans les mouvements anti guerre, pacifistes, d’extrême gauche, etc. En 2003, la population s’est mobilisée, c’est vrai, mais c’était momentané. La situation en Irak choque probablement beaucoup de gens, mais ils ne comprennent pas que ce qu’il faut faire, c’est dire aux Etats-Unis : « respectez le droit international, point à la ligne, rentrez chez vous ». Si, en Irak, il n’y avait pas eu de résistance, tout le monde aurait dit : c’est très bien, Bush les a débarrassés de Saddam Hussein, et hop, ils auraient fait la guerre à l’Iran, à la Syrie, ou à Cuba, jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés quelque part. J’ai toujours pensé, depuis le début de l’idéologie de l’ingérence, que cela mènerait à un nouveau Dien Bien Phu ou à un nouveau Stalingrad, parce que cette idéologie est complètement erronée. Nous devons coopérer avec les pays du Tiers-Monde sur la base d’un respect mutuel, pas nous ingérer dans leurs affaires intérieures. Depuis le début des années 1980, la gauche se trompe complètement de cap avec cette idéologie. En plus, c’est un truc qui flatte le pouvoir des pays occidentaux (vous allez sauver les Kosovars, les femmes afghanes, etc.), et surtout son pire aspect, le pouvoir militaire.
S.C. – Vous dites que l’avenir retiendra sans doute de notre époque l’image d’une indifférence généralisée vis-à-vis de politiques criminelles mêlée à une parfaite bonne conscience, symbolisée par le moralisme d’un Kouchner justifiant indirectement le cynisme d’un Rumsfeld. Dans l’immédiat, après avoir détruit et démembré l’Irak, brisé les gens, l’Iran et la Syrie sont à leurs tours menacés par Bush, Blair et aussi Chirac cette fois. N’est-ce pas l’hypocrisie, les mensonges, et les soumissions qui caractérisent la politique et la diplomatie ? Peut-on néanmoins espérer que notre avenir sera moins cruel que notre passé ?
Jean Bricmont : Il y a une espèce de course de vitesse entre la superpuissance américaine et l’opinion publique mondiale : si cette opinion est suffisamment forte, les Etats-Unis vont se trouver dans une situation où l’on peut espérer qu’ils seront bloqués. La situation militaire en Irak est le nœud de tout ; tant qu’ils sont immobilisés par la résistance en Irak, je ne les vois pas attaquer d’autres pays, sauf par des bombardements. Ils peuvent bombarder l’Iran et la Syrie, mais n’ont pas assez de troupes pour les envahir. En plus, il y a l’Amérique latine où la situation n’est pas du tout bonne pour les Américains. Ce qui est très dangereux, c’est la nouvelle posture du Pentagone qui envisage ouvertement l’usage d’armes nucléaires contre des pays qui n’ont pas de telles armes. C’est leur nouvelle doctrine. Beaucoup de scientifiques américains et français se mobilisent contre cette politique. Il faut quand même espérer qu’il y ait une réaction, aux États-Unis, qui les empêche d’utiliser l’arme toute puissante qu’est l’arme nucléaire. Ils ont toujours eu une double stratégie : les armes conventionnelles, en quantité absurde, plus l’arme nucléaire. Ils ont démontré en Irak, à la surprise de beaucoup de gens, que les armes conventionnelles n’étaient pas suffisantes. Donc, la seule chose qui leur reste, c’est l’arme nucléaire. Il faut empêcher qu’ils l’utilisent ! Pour convaincre l’opinion, ils disent « on va miniaturiser l’arme nucléaire », elle sera moins dévastatrice, donc son usage sera plus acceptable politiquement. C’est très dangereux. Il y a bien une course de vitesse entre un militarisme américain qui risque de ne pas accepter sa défaite, et l’opinion publique mondiale, y compris une bonne partie de l’opinion publique américaine, puisqu’il y a une fraction importante de celle-ci qui pense qu’il faut destituer Bush, ce qui n’est déjà pas si mal.
S.C. – Votre livre, qui fait appel à la sensibilité et la compassion que l’on doit aux êtres qui n’ont pas la possibilité de vivre dignement, peut contribuer à augmenter les chances d’une prise de conscience. Mais peut-on vraiment espérer que les dirigeants qui ont fait fausse route vous liront et se raviseront sous la pression de l’opinion publique, et particulièrement de leurs électeurs ?
Jean Bricmont : Je ne m’attends pas à ce que des dirigeants comme Bush me lisent. Ils ne lisent d’ailleurs pas beaucoup. Mais je souhaite ouvrir le débat dans la gauche, et y recréer l’attitude qu’il y avait dans les mouvements anticolonialistes du passé, et qui était beaucoup plus lucide sur ce que sont nos propres pays. De plus, il faut se rendre compte qu’en Occident, nous sommes principalement responsables de la politique des pays occidentaux. Lorsque nous voyons des politiques qui ne nous plaisent pas dans le tiers monde, il faut commencer par en discuter avec les gens qui vivent là-bas, mais avec des organisations représentatives des masses, pas avec des groupuscules ou des individus isolés. Il faut essayer de voir si leurs priorités sont les mêmes que les nôtres. Par exemple, les gens ordinaires en Amérique latine ne voient pas Cuba de la même façon qu’en France, où il est très difficile de dire quelque chose de gentil sur Cuba, alors que ce pays est assez populaire en Amérique latine. Quelqu’un comme l’ancien premier ministre de Malaisie, Mohammed Mahatir, est démonisé chez nous (pour antisémitisme), mais ce qu’il dit est sans doute relativement populaire dans les pays musulmans (et pas simplement à cause de l’antisémitisme). Il y a une extraordinaire bonne conscience occidentale qui consiste à dire : « ces gens sont des dictateurs, ou des musulmans fanatiques, des extrémistes, etc. », qui permet d’ignorer et de ne pas écouter ce que pense une grande partie du genre humain. J’espère que le mouvement altermondialiste, mettra en place des canaux permettant une meilleure compréhension des points de vue du Sud. Pour l’instant, la gauche occidentale a tendance à rester dans son coin, tout en ayant très peu d’influence là où elle vit et en jouant indirectement le jeu de l’impérialisme en démonisant l’adversaire , l’autre, l’Arabe, le Russe, le Chinois … au nom de la démocratie et des droits de l’homme. Ce dont on est principalement responsable, c’est de l’impérialisme de son propre pays. Commençons donc par nous attaquer à cela et à nous y attaquer de façon efficace ; les crimes des autres, Saddam, Milosevic, Ben Laden, on en parlera après.
(Je remercie chaleureusement Charlotte de Saussure d’avoir bien voulu retranscrire l’enregistrement).
P.S.
Bibliographie.
Jean Bricmont, Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ?, Aden, Bruxelles, 2005, 18 Euros.
Jean Bricmont, Régis Debray, A l’ombre des Lumières, Odile Jacob, Paris, 2003
Jean Bricmont, Alan Sokal, Impostures Intellectuelles, Odile Jacob, Paris, 1997 (2ème édition, Le livre de poche, 1999)
Jean Bricmont, Diana Johnstone, « Les deux faces de la politique américaine », in : L’empire en guerre (coll.), Le temps des cerises, Paris, 2001
« Folies et raisons d’un processus de dénigrement, Lire Noam Chomsky en France », postface in : Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, Agone, Marseille, 2002
« L’espoir change-t-il de camp ? » in : Mourir pour MacDo en Irak (coll.), Aden, Bruxelles, 2004
Préface in : Norman Finkelstein, Tuer l’espoir : introduction au conflit Israélo-Palestinien, Aden, Bruxelles, 2003
« Donner un contenu concret à la notion de classe », préface in : Geoffrey Geuens, Tous pouvoirs confondus, EPO, Bruxelles, 2003
« La fin de la “fin de l’histoire” », et « Questions aux “défenseurs des droits de l’homme” », in : 11 septembre 2001, La fin de la “fin de l’histoire” (coll.), Aden, Bruxelles, 2001.