Introduction à l’auteur Helmut Spehl
Les écrits de Helmut Spehl n’existent qu’en allemand. Helmut Spehl a publié de nombreux textes sur le sionisme et la question de la Palestine, écrits que personne n’osa publier en Allemagne. Ces écrits ont donc été publiés par l’auteur lui-même. Ils sont maintenant accessibles sur la toile, avec la permission de l’auteur.
Nosce te ipsum — Connais-toi toi-même ! Je veux me donner de la peine, bien que je sache que cela sera en vain. Qui se connaît encore soi-même, lorsque d’autres l’ont reconnu ? Nous autres humains ne sommes pas autre chose que formes trompeuses, élevées dans un dessein mal défini. Depuis que les média accaparent la parole, nous ne sommes plus que des ombres fugaces, des silhouettes dans la chambre noire. Qui a fait parler de soi en public, se voit poursuivi par l’obscurantisme, où qu’il aille.
Il y a maintenant vingt-cinq ans, un professeur de théologie protestant de gauche m’a pris en défaut. Au début de l’année 1978, je lui avais envoyé deux exemplaires de Behemoth tout frais sortis de presse, l’un desquels il donna à une autre personne. À ce propos, je dois dire que nous avions échangé un courrier amical au sujet de mon livre Briefe vom anderen Israel pendant plusieurs années, vers la fin des années soixante jusqu’au début de la décennie suivante. Mais cette fois, mutisme complet. Vers la fin du mois de novembre, je lui demandais dans une petite note griffonnée à la hâte : « Quelle erreur ai-je donc commise ? » Quelques jours plus tard, je reçus cette réponse déconcertante : « Vous n’avez commis aucune erreur ! J’ai appris par H. Gollwitzer que vous-même étiez Juif. Je l’ignorais… » Eh, là ! doucement, je ne le savais pas non plus ! En revanche je savais parfaitement, et depuis longtemps déjà, comment il convient de se comporter en face de telles métastases de la rééducation. Le 5 décembre, j’apportai donc le démenti suivant : « Je peux regarder l’opinion du Pr Gollwitzer comme le plus beau compliment de ma vie, compliment que je dois sans doute à la respectable conception selon laquelle seule la circoncision confère l’envergure nécessaire pour défendre sans restriction les droits du peuple palestinien maltraité. »
Treize ans plus tard, au mois d’août 1991, j’ai lu dans le journal, que j’étais un antisémite. Il est vrai que ceci ne parut pas dans la grande presse, mais dans un journal régional à fort tirage, Le Tageszeitung et la revue Konkret lui ont toutefois immédiatement emboîté le pas et quelques feuilles d’arrière-cour désossèrent mon allemand un peu compliqué, en en rassemblant les bouts à leur guise. Depuis, je suis catalogué comme antisémite.
Un Juif peut-il être antisémite ? Moi je ne le suis pas. Le correspondant à Tel Aviv du Südkurier de Constance, Charles Landsmann, a posé récemment cette question :
Un Juif peut-il être antisémite ? Cette phrase qui sonne curieusement aux oreilles d’un non juif a reçu ces derniers temps une réponse à Stockholm où l’ambassadeur d’Israël en Suède a endommagé la production jugée provocante d’un artiste juif immigré dans ce pays, production par laquelle ce dernier voulait exprimer son opinion sur la terreur. Là-dessus, Ariel Sharon loua la conduite de l’ambassadeur dans son action contre l’antisémitisme. Aucun ministre de son gouvernement n’a osé protester. Qu’a donc à voir avec l’antisémitisme une œuvre ambiguë dédiée à une femme auteur d’un attentat suicide ? Le ministre israélien de la Diaspora, Nathan Sharansky, donna cependant la réponse suivante : « Il n’y a plus aucune limite entre l’antisémitisme et l’hostilité à Israël. » Là encore, personne n’osa protester contre cette thèse, thèse à l’aide de laquelle le gouvernement de Sharon a essayé avant tout de réduire au silence les critiques étrangers, comme ils l’avaient fait depuis longtemps dans le pays avec les critiques locaux par d’autres moyens. L’expression officielle dans la pays est depuis longtemps teintée d’idéologie. Celui qui, par exemple, critique la construction du mur de séparation, est antisémite, parce ce faisant il conteste le droit des habitants juifs d’Israël à une protection contre la terreur. Celui qui est contre la politique de colonisation, montre des sentiments antisémites, car il s’attaque aux droits de l’homme en contestant aux Juifs la liberté de s’établir librement sur leur territoire biblique. Celui qui est contre les tourments infligés aux populations civiles palestiniennes le fait par antisémitisme, car il veut entraver les mesures de protection des colonisateurs. Qui proteste contre les bombardements d’habitations civiles est un antisémite, car il nie le droit de l’État juif à l’autodéfense… (Charles Landsmann, dans In einem Topf geworfen [Tout mis dans le même sac]. Südkurier, le 7 janvier 2004).
À l’aune de ces descriptions partisanes, nul doute que je suis un antisémite. Je reconnais franchement que j’ai sur la conscience tout ces faits d’antisémitisme ou d’autres assimilables. On peut, au moins en privé, démentir en toute bonne foi qu’on est juif, mais on ne peut guère démentir avec la même bonne foi qu’on est antisémite. Il faut vivre avec, et je peux confirmer, entre temps, au nombre toujours plus grand de ceux qui compatissent, qu’il est possible de le faire. La première fois, ça fait encore mal, mais on peut néanmoins vivre avec. En tout cas, mieux que tout Palestinien qui, pour la troisième génération, a grandi dans un camp de réfugiés, donc est redevable de son destin à une autre spécialité sioniste, la purification raciale. Quand on s’est occupé de ces choses pendant des décennies, alors on sait que le sionisme est depuis longtemps un jeu qui se joue avec des dés pipés, et ce, dans la situation d’un intellectuel de gauche, plus encore que dans celle d’un homme de droite. Ailleurs au monde, on gruge les populations tout autant, mais l’on ne parvient pas à le faire de manière aussi continuelle et si impunément. Ah, que ces gens doivent se sentir encouragés à surenchérir ! Dieu sait si vous n’aurez pas l’occasion de voir que du mot antisémite considéré comme létal on ne finira pas par faire un titre honorifique.
Comment s’en sort-on lorsqu’on est publiquement étiqueté d’antisémite ? Eh bien, on cherche à se justifier. Je suis sans aucun doute un critique sévère des pratiques sionistes en Palestine, mais dans mes jeunes années je suis allé bien plus loin que n’aurait osé aller aucun antisémite authentique. J’ai émis l’idée qu’il aurait été préférable et plus convenable que l’on érige l’État juif en Allemagne du Sud ou en Prusse orientale. Ceux qui ne le croient pas pourront s’en convaincre en lisant quelques-unes de mes lettres au Dr Lion Wagenaar parues dans mon opuscule Briefe vom Anderen Israel. Que cela aurait été « mieux » pourrait être réaffirmé aujourd’hui, puisqu’en Allemagne, contrairement à ce qui se passe en Palestine, pas le moindre auteur d’attentat-suicide ne pourra jamais réussir à faire parler de lui. On dit que les Palestiniens sont infâmes et mauvais, alors qu’on pourrait tout autant affirmer qu’ils n’ont aucune raison de se montrer aussi dociles et soumis que ne le sont les Allemands.
Je cherche d’autres justifications. Je pense par exemple à la correspondance que j’ai reçue à propos de la publication de Briefe vom Anderen Israel. Ce petit ouvrage fut d’abord une publication privée : au début elle ne fut pas accessible au public dans son ensemble et n’était pas en vente. J’en ai distribué probablement plus de mille exemplaires à des personnalités publiques choisies — à des politiciens, des écrivains, des journalistes —, exemplaires qui, semble-t-il, ont circulé, la plupart du temps à mon insu. J’ai dans la main la copie qui m’était destinée d’une lettre envoyée le 3 août 1969 de Philadelphie à Londres par le Pr Hans Kohn au Pr Arnold J. Toynbee et dans laquelle on peut lire ceci :
Cher Arnold, vous savez à quel point je vous rejoins sur la question de la Palestine et des problèmes éthiques que cela représente pour le judaïsme. Cette année, un Juif hollandais, L. Wagenaar, qui passa deux ans de sa vie à Auschwitz sous l’occupation nazie et qui, en tant que Juif religieux, émigra en Palestine où il fut le témoin de la naissance et de l’essor d’Israël, eut une correspondance épistolaire avec un jeune Allemand ayant grandi sous le régime nazi et ayant séjourné un an en Israël. Ces lettres furent publiées par l’Allemand en question, le Dr Helmut Spehl, sous forme d’un manuscrit intitulé Briefe vom Anderen Israel. Ce livre consiste en quelque sorte aussi en « Briefe vom Anderen Deutschland », car que bien que M. Spehl, contrairement à M. Wagenaar en Israël, ne représente pas même une minuscule minorité en Allemagne, la sincérité de ses vues est également assez rare pour l’Allemagne.
En Allemagne, pour des raisons que donne M. Spehl dans le livre et qui vont de soi, ce petit opuscule de 132 pages ne connut pas d’édition publique. Je pense cependant qu’il faudrait le publier en anglais et en français. C’est ce que j’ai lu de mieux sur la question, en particulier du point de vue historique et éthique. J’ai demandé à M. Spehl de vous en envoyer un exemplaire. Peut-être seriez-vous disposé à écrire un texte introductif pour cet ouvrage, ce qui pourrait faciliter son acceptation par un éditeur…
Mais laissons cela : les justifications ne sont d’aucun secours, un antisémite étant dépourvu de toute valeur dans sa patrie. Peut-être devrais-je encore dire tout de même, qu’une fois aussi on s’est enquis de ce que les services secrets pensent de mes écrits (un très bon amis israélien l’a fait par des détours très astucieux). Mon nom est connu d’eux et il s’avère que mes publications en Allemagne sont cataloguées comme « très nuisibles, mais honnêtes et sans caractère calomnieux ».
Qui suis-je donc en définitive ? On se rend compte que la réponse à cette question n’est pas si simple. Certaines données objectives ne peuvent bien entendu être mises en doute. En décembre prochain, j’aurai soixante-quatorze ans et les signes que ma fin approche se multiplient. À un tel âge, on se soucie de sa santé et tout le reste disparaît peu à peu dans un brouillard qui va s’épaississant. Il suffira que je dise ici que j’ai fait des études en sciences physiques et que, bénéficiaire d’une bourse de la fondation Volkswagen, j’ai travaillé pendant une année à l’Institut Weizmann de Rehovoth. C’est à cette occasion que je me suis trouvé confronté pour la première fois au problème de la Palestine, d’importance mondiale. Ma femme a étudié l’hébreu et s’est par la suite chargée de traduire nombre de textes écrits dans cette langue qui ont été repris dans mes publications. En un mot, cela signifie que pendant de longues années j’ai joué mon rôle de professeur de physique pendant la journée et me suis enquis des malheurs des Palestiniens pendant la nuit, à la lumière de la lecture des quotidiens hébreux. On devrait pouvoir soutenir que s’appuyer sur la presse israélienne est de toutes les méthodes possibles la plus sûre, mais un jour on m’a opposé que « à la suite d’Auschwitz, plus aucun Allemand n’a le droit de se référer à la presse hébraïque ». Que peut-on encore ajouter à cela ? Lorsque le problème palestinien ne peut plus être examiné qu’à travers les yeux de la censure, commence la résignation. Je me suis résigné. Je n’entends plus bien et ma mémoire faiblit, mais mon opinion reste inébranlable : nous nous rapprochons toujours plus d’une guerre atomique à chaque fois que la question mondiale de la Palestine est vue à travers le filtre de la censure. Nous verrons bien.
Il y a quelques semaines de cela, j’ai reçu un coup de téléphone de Reykjavik. Elias D., dans une démarche pleine de sérieux, me demandait l’autorisation de publier mes écrits. Il a l’intention de les faire traduire en anglais et en français. Il semble y placer de grands espoirs. Cela me laisse pensif. Hans Wollschläger, le traducteur d’Ulysses, d’après l’œuvre de James Joyce, m’a écrit, il y a longtemps : « Je réfléchi beaucoup à la vérité que vous avez rendue visible et qui ne sera reconnue universellement comme telle que dans un siècle. » Ces cent ans ne sont pas encore écoulés. Quoi qu’il en soit, Elias D. possède maintenant les droits d’édition de mes écrits sur la Palestine, écrits dont la seconde Odyssée peut donc commencer.
Celui qui, aujourd’hui, aura encore envie de les lire constatera à tout le moins (et sans doute avec étonnement) qu’il n’y rien de nouveau sous le soleil. Je le répète : le sionisme se joue depuis longtemps avec des dés pipés. Même de l’intérieur. Lorsque je dis cela, je ne fais que m’entourer de murs, mais tout ce qui m’entoure se sent autant en sécurité sous ces murs qu’un Israélien croît qu’il sera protégé par celui que son gouvernement envisage de construire tout autour d’Israël. Les murs ont, comme les pièces de monnaie, deux faces. Ce qui est d’un côté, ne voit pas ce qui se trouve de l’autre. Sortez un Juif d’un ghetto, faites de lui un sioniste et il reconstruira un ghetto. Prenez un goy, faites en un antiraciste, et il approuvera le ghetto.
Nihil novi sub sole
H. S. Février 2004
L’homme en colère
À la mémoire de Lion Wagenaar
Mes liens avec Lion Wagenaar, qui bientôt se transformèrent en l’amitié de deux pôles opposés, remonte à une lettre que le Spiegel publia en 1967, très raccourcie et privée de l’essentiel de sa substance. Ce fut ce courrier d’un lecteur de Jérusalem, qui, en août 1967, devait déclencher notre correspondance. Cette dernière fut publiée par moi deux ans plus tard et diffusée sous le titre Briefe vom Anderen Israel. Cet ouvrage témoigne du demi-savoir et de l’ingénuité de mes jeunes années autant que de la perspicacité du Dr Wagenaar et de son sens inégalé de la justice. J’avais obtenu son accord sans réserve pour son impression, mais j’avais conscience que sa femme attendait l’événement en se faisant beaucoup de souci, pour ne pas dire avec une peur panique. Déjà avant cela, il ne faisait aucun mystère de son refus radical du sionisme, comme la plupart des courriers qu’il envoyait aux journaux un peu partout dans le monde, lesquels, du reste, restaient dans l’ensemble inédits. Il faut prendre en considération l’époque où cela se situait : au mois de juin 1967, Israël venait de sortir victorieux de la guerre des Six Jours et le monde des goys en tombait à la renverse d’admiration. Même dans le monde juif, du moins c’est qui semblait, peu nombreux étaient ceux qui attendaient en gardant les yeux ouverts ce qui allait advenir alors du sionisme.
Lorsque, en 1970, je rendis visite à Lion Wagenaar à Jérusalem, nous en avions depuis longtemps terminé avec cette aventure que fut l’impression et de la diffusion de notre correspondance. J’ai reçu un nombre considérable de lettres qui m’ont fait éprouver alors ce que je n’ai jamais ressenti à nouveau depuis, à savoir qu’on ne va pas très loin avec l’admiration rendue publique. Il se peut que ce paquet de lettres soit imprimé un jour : elles sont signées par des noms encore connus de tous. Compte tenu des circonstances extérieures, cette loquacité étonnante, même chez les personnalités, n’est pas difficile à comprendre : j’ai demandé à chaque fois par écrit de ne faire aucun usage public du contenu des lettres. Retire-t-on l’alibi de la confidentialité à notre monde bouleversé d’après-guerre comme je l’ai fait plus tard, qu’on se coupe de la haute élite et qu’on est diffamé par la lie opportuniste. Je me suis rendu compte à cette occasion à quel point la sentence que Nestroy a introduit sur un ton léger dans le refrain d’une chanson satirique vaut, en fait, de tout temps : « Et rien de tout cela n’est vrai ! Et rien de tout cela n’est vrai ! »
Je ne veux pas ici rendre compte des sentiments qui m’ont animé lorsque j’ai fait la connaissance de Lion Wagenaar, trois ans avant notre correspondance écrite, préférant relater l’impression que le Dr Wagenaar a laissée à une journaliste hollandaise, Renate Rubinstein. Cette dernière avait lu Briefe vom Anderen Israel à l’occasion de son second voyage de reconnaissance en Israël, après la guerre des Six Jours, lorsqu’elle était allée retrouver le Dr Wagenaar à Jérusalem. Je suis assez bien informé sur la manière dont cela s’est passé. Ben Otker, l’éditeur-fondateur du Palestina-Bulletins, avait aux Pays-Bas, comme moi en Allemagne, diffusé sous le manteau l’édition privée, et Renate Rubinstein, dont la curiosité avait été excitée, était très désireuse de rencontrer ce « Last angry man », comme elle le nomma par la suite dans le titre d’un petit chapitre qu’elle lui consacra. Elle écrivit de lui qu’il avait été le « indrukwekkendste en oorspronkelijkste geest » [l’esprit le plus impressionnant et le plus authentique] qu’il lui avait été donné de rencontrer lors de son voyage. Je reproduis ici les points essentiels de son texte, dans la troisième édition de 1979 de son récit de voyage Jood in Arabië, Goi in Israel [Juif chez les Arabes, non juif en Israël] :
Je suis allée trouver l’homme qui a déposé des fleurs, accompagnées du message « De la part d’un Juif. », sur la tombe du soldat arabe inconnu. Il est juif — et quel Juif !… C’est un Juif débonnaire, un élève du grand philosophe juif Nathan Birnbaum. Il ne s’approcha pas du Mur des lamentations, car, dit-il, « Je ne veux pas bénéficier de la protection israélienne. » Il ne rend jamais visite aux territoires occupés autour de Jérusalem, car, dit-il encore, « Je ne veux pas que l’on me regarde comme nous avons regardé les nazis. » Et aussi : « Je vis en quelque sorte dans l’émigration intérieure. Les Juifs ont de tout temps vécu en exil et je vis en exil dans Israël. » Son refus du sionisme est total. Le principal reproche qu’il lui fait est d’avoir volé le territoire et d’avoir expulsé ses habitants, faisant ainsi des Juifs des Prussiens. « Bien entendu, les Juifs ont acheté en partie les terres aux fermiers arabes. Mais depuis quand des bien acquis privément ont-ils une valeur régie par la juridiction d’État ? » Bien entendu, il existe des circonstances atténuantes « mais dois-je voler aujourd’hui un vélo, parce qu’on m’en a volé un hier ? » Quand il s’agit de droit, il n’est pas possible de négocier. Seule la peine est négociable. Mais avant tout vaut que « ce qui a été dérobé doit être restitué, et, par là, je ne veux pas dire ce qui a été dérobé il y a peu (pendant la guerre des Six Jours). Non, je veux dire toute la Palestine. »
Il qualifie de blabla le dessein des gens de New-Outlook, c’est-à-dire de tout groupe orienté à gauche, de combiner le droit d’existence d’Israël avec une politique de réconciliation avec les Arabes. Martin Buber le qualifie de « gentleman criminel ». Il désigne du doigt P. et lui explique : « Quand je casse vos lunettes en vous frappant au visage, vous vous mettez en colère, n’est-ce pas ? Et vous ne voudrez pas entendre parler de réconciliation avec moi avant que j’aie remplacé vos lunettes, n’est-ce pas ? Oui, dit P. Eh bien, ce que Buber songe à faire tient dans : « Bon, d’accord, je vous rend un verre, mais je garde l’autre. » Quel partage équitable !… » (Renate Rubinstein, Jood in Arabië, Goi in Israel, 1967, 1969. Meulenhoff Editie, Amsterdam. Troisième édition 1979, p. 146.)
Je voudrais ajouter une dernière chose à ces illustrations claires du refus du sionisme. Lion Wagenaar a rejeté de manière tout à fait significative l’offre que je lui faisais de lui envoyer d’Allemagne de temps à autre différentes choses, à l’époque introuvables en Israël ou qui y étaient très chères. « Pour rien au monde je ne voudrais devoir payer de droit de douane à cet État ! », répondit-il pour justifier son refus.
Renate Rubinstein, peut-être elle aussi aveuglée par les succès du sionisme, voyait Lion Wagenaar comme le « last angry man ». Il est exact que la mince classe intellectuelle des adversaires du régime intérieur israélien et juif était en ce temps considérée comme en décomposition, sa voix n’étant en tout cas plus perceptible. Rien n’a plus de succès que le succès… tant que des conséquences incertaines ne se font pas encore sentir. D’un point de vue actuel, sans perdre de vue le vol récent des terres à la suite de la guerre des Six Jours, on pourrait dire que Lion Wagenaar est bien plutôt devenu quelque chose comme un « first angry man ». Les autres critiques rigoureux du sionisme commencèrent à se faire entendre à nouveau quelque temps après, notamment lorsque la colonisation des territoires occupés, contraire au droit des peuples, devint manifeste. Je me souviens que mon autre ami et correspondant estimé, Israël Shahak, bien des années plus tard, a dit de Gore Vidal qu’il était « un des derniers prophètes, si ce n’est même le dernier des grands prophètes ». Jamais plus depuis je n’ai fait la connaissance de quelqu’un qui, comme lui, demandait de manière soutenue que l’on rende aux Palestiniens toute la Palestine, tout en déclarant vouloir vivre comme Juif dans un État palestinien. Mais aujourd’hui que la reconnaissance des conséquences très partagées de la victoire rapide fait toujours plus de progrès, Lion Wagenaar ne se sentirait probablement plus isolé. Qui, de nos jours, trouverait par contre cette intransigeance encore choquante, devrait songer que le judaïsme et nous tous, un beau jour pas si éloigné, en viendront à estimer de tels « angry men ». Quand tout sera terminé, nous frotterons nos yeux aveuglés et serons reconnaissant à ces hommes de ce qu’ils nous ont apporté, loin à l’écart de l’apparat publicitaire. Le solde de honte n’en sera pas moindre, mais il sera plus supportable.
Nous ne nous sommes jamais plus rencontrés après cet été où nous fîmes connaissance. Lion Wagenaar est décédé le 29 juillet 1979 à Jérusalem. Lorsque la nouvelle est parvenue jusqu’à moi, aux Pays-Bas, trois mois plus tard, j’ai écrit une oraison funèbre qui, en raison des circonstances, ne sera jamais prononcée. Elle commence par un vers de Matthias Claudius, qui fut lu sur la tombe de son père :
« Hélas, vous venez d’enterrer un homme de bien, qui pour moi plus encore était. »
Il a été ma parenté spirituelle, celle qui, avec un droit pareil à ma proche parenté, pouvait exiger de moi, et qui aussi me donna ce que cette dernière jamais n’aurait pu donner. Il fut le croyant, qui croyait pour savoir. En un mot, l’opposé de moi dans la sphère religieuse. Mais, là où je savais, notre expérience était semblable, au point de coïncider. Et ce que je savais, il le savait déjà.
Il fut le perturbateur de mon milieu bien trop falot. Un croyant qui pouvait foisonner de talents. Car il apportait des témoignages, là où je ne mettais que des mots.
Il fut pour moi l’intransigeant, qui m’a appelé à partager avec lui la puissance de l’impuissance. La mesure, l’ordre dans le chaos d’un tissu séculaire de fautes, et m’impliquait dans une entreprise hardie, qui bientôt donna naissance à la deuxième œuvre de ma vie.
Il me montra la détresse profonde d’un peuple chassé qui, non seulement a subi la perte de sa terre d’origine, mais encore et bien pire, a dû supporter pendant des décennies la calomnie quotidienne, ce qui reste noté en gros caractères dans le livre de la dette du peuple dispersé, fût-ce comme report de l’hypothèque d’un Occident surendetté.
Là où je ne faisais qu’entrevoir, il était de loin l’inflexible. Il était le plaignant qui n’épargnait personne, à commencer par lui-même. Celui qui exhortait et qui acculait à la miséricorde et au discernement. Le juge qui pouvait admettre la clémence, mais pas avant que la collecte des preuves ait été menée à son terme.
Le vilain déchirement dans lequel le descendant d’un peuple profondément déchu devait s’abîmer, il l’a compris comme aucun autre ne l’a fait, appelant un meurtre un meurtre, un vol un vol, comme fort le furent aussi le meurtre d’un peuple, la cause, et le vol, la conséquence. Car le droit à un méfait criminel ne peut être acquis pas plus qu’il ne peut être subi. Et c’est pourquoi ceux qui dissimulent un vol et parlent de son expiation, n’étaient pour lui rien de plus que des receleurs.
Il a haï la peste nazie autant qu’on peut le faire, puis il a méprisé l’État sioniste de manière tellement impitoyable que seule une nouvelle génération pourra la concevoir. Ainsi chaque ligne qu’il a écrit, chaque geste qui reste de lui, chaque expression d’une vie juive orthodoxe, se fondra en un projet rigoureux : rien de commun avec les méchants.
Il a résolu pour moi la fracture allemande en émettant le jugement que la demi-vérité est hypocrisie, et aussi, dans le meilleur des cas, s’abuser. Et alors que les doutes se sont dissipés, il éprouva davantage le besoin de montrer à ceux qui s’étaient impliqués de façon trop impitoyable le seul moyen valable en permanence qu’il connaissait pour s’en sortir. Pas un ne sut jamais plus sûrement que lui que la révélation et le règlement des dettes accumulées peuvent faire naître la force purificatrice qui dissout le mal et détourne la catastrophe. Et ce qui pour lui était une certitude, est devenu pour moi la plus grande des certitudes.
Tout cela fut, tout cela il me le donna — et il me donna plus encore : il a maintenu en moi la foi dans l’humanité en croyant à mon entreprise silencieuse. Il m’a pris le calme intérieur, mais pour me faire accéder à la paix de l’âme. Il m’a procuré l’assurance qui me permit d’affronter toutes les contrariétés, et le calme auquel je ne pouvais pas atteindre sans lui. Et le principe consistant à laisser l’espoir en héritage.