L’embargo contre le peuple irakien: Mesures licites ou crime?
par Elias Davidsson
Conférence tenue à Genève le 17 novembre 1998
1. Introduction
L’embargo imposé par le Conseil de sécurité contre la population de l’Iraq est unique dans l’histoire contemporaine. Unique par son ampleur et par sa durée.
Selon les rapports officiels d’organismes tels que UNICEF, plus que 500.000 enfants sont morts à la suite des conséquences de l’embargo, depuis son imposition en aout 1990 jusqu’à aujourd’hui. Jamais une nation entière a été l’objet de conditions aussi dures et aux conséquences aussi mortelles, imposées au nom de la légitimité internationale.
Est-ce que ces conséquences sont le résultat d’une réaction spontanée ou d’une détermination refléchie ? Ne sont-elles, comme l’affirment certains, qu’un effet secondaire d’une campagne pour prévenir la danger pour la paix mondiale? Ou faudrait-il conclure que les conséquences de l’embargo reflètent tout simplement les objectifs poursuivis?
Tout d’abord quelques clarifications. Les membres du Conseil de sécurité et leurs gouvernements reçoivent régulièrement des rapports détaillés sur la situation humanitaire en Iraq. Ils agissent donc en pleine connaissance de cause lorsqu’ils décident de prolonger les souffrances des irakiens. D’autre part certaines déclarations de dirigeants politiques américans et britanniques indiquent que seule la souffrance imposée à la population irakienne pourrait décider ce peuple à infléchir la volonté du régime de Baghdad. RappelIons que Mme. Madeleine Albright, actuellement Sécrétaire d’Etat des Etats- Unis, affirmait au programme télévisé "60 minutes" en 1996 (CBS-USA), que, "malgré tout", la mort de 500.000 enfants irakiens avait "valu la peine".
Je ne crois pas devoir m’attarder sur les conséquences terribles et mortelles de l’embargo. Ces informations sont largement diffusées et connues par le public averti. Ayant appris l’ampleur et la nature de ces conséquences, je me suis posé la question suivante: Est-il possible que des mesures aussi injustes et d’une telle ampleur puissent être légitimes, voire licites? Serait-il permis au Conseil de sécurité, sur la base du droit, d’exterminer lentement un peuple, en invoquant tout simplement la nécessité du maintien de la paix mondiale ? Verra- t-on un jour le Conseil de sécurité décider la "solution finale" du problème kurde, en invoquant la nécéssité de garantir la souveraineté de la Turquie, de l’Iraq, de la Syrie et de l’Iran, et en nommant le génocide "mesures pour le maintien de la paix mondiale"?
2. Pourquoi devons nous déterminer la licité de l’embargo?
Ceux qui opposent l’imposition de l’embargo pour des raisons morales me demandent souvent pourquoi il faut s’attarder à démontrer l’illicité de l’embargo? N’est-ce pas un exercice futile et académique? Quels buts servirait une détermination exacte de la licité de l’embargo?
Parmi ces buts je voudrai particulièrement m’attarder sur une raison, qui à elle seule, justifie l’effort intellectuel de cette recherche juridique.
La question suivante devrait suffire pour montrer l’insuffisance, voire l’immoralité, de ne revendiquer que la levée de l’embargo. Supposant que l’embargo soit levé demain, accepterions-nous, accepteraient les victimes innocentes, que nos gouvernements ferment le dossier, après avoir provoqué la mort de centaines de milliers d’enfants? Évidemment que non.
Considérant que quelques millions de personnes avaient été et continuent à être lésées par l’embargo, il nous incombe à veiller à ce qu’elles obtiennent une réparation matérielle et morale à laquelle ils ont droit. La forme matérielle de ce dédommagement est pécuniaire. Il faut aider les victimes à reconstituer leur vie professionelle et leur patrimoine personnel et leur donner les moyens pour soigner les membres de leurs familles dont la santé a été atteinte par les conséquences de l’embargo. La forme morale de réparation a deux volets:
Primo que la vérité sur ce crime soit exposée (de la même manière que l’Holocauste anti-juif l’est). Secundo que ceux qui portent la responsabilité majeur pour ce crime soient traduits en justice sur la base du droit.
Pour que les victimes puissent prendre part entière à la fête de la vie, il faut qu’elles obtiennent gain de cause, demain, et non pas dans 50 ans. Et pour que ces droits puissent être revendiqués, puis exercés, il faut sans tarder identifier la nature juridique de l’illicité commise et déterminer les responsabilités des Etats et des personnes pour ce crime.
En clair, notre solidarité avec les victimes n’est pas tout à fait honnête si nous ne revendiquons pas des réparations pour les victimes et la traduction en justice des responsables.
3. La conformité de l’embargo avec la Charte de l’ONU
Nous essayerons donc d’évaluer l’embargo, tel qu’il a été imposé, selon les normes existantes du droit international et identifier les bases juridiques qui permettraient aux victimes de revendiquer leurs droits.
Grosso modo l’embargo contre le peuple irakien est soumis à un double régime juridique: D’un côté la Charte de l’ONU et de l’autre le droit humanitaire international.
La première question qui nous concerne ici est la suivante: Est-ce que l’imposition de l’embargo contre l’Iraq est conforme à la lettre et à l’esprit de la Charte?
Commençons par la procédure. Article 41 de la Charte permet au Conseil de sécurité d’imposer des embargos commerciaux. Aucune limite, ni d’envergure ni de durée, n’est indiquée. Le Conseil de sécurité ne peut toutefois invoquer cet article sans avoir préalablement et formellement établi, sur la base de l’article 39, l’existence d’une. menace concrète et imminente pour la paix mondiale ou un acte d’agression contre un Etat membre, qui exigerait une action collective des Etats membres, pour maintenir ou rétablir la paix mondiale. Or que s’est-il passé?
A la suite de l’invasion du Koweit par l’Iraq en aout 1990, le Conseil de sécurité a établi formellement la rupture de la paix, ce qui lui permit d’invoquer l’article 41 de la Charte, et donc d’imposer un embargo obligatoire.
Après la libération du Koweit en mars 1991, la défaite militaire de l’Iraq et la destruction de son potentiel économique, le Conseil de sécurité se réunit de nouveau. Sous la pression des Etats-Unis il fut décidé de maintenir l’embargo. Mais comment justifier cet embargo, alors que l’Iraq était en ruines? Le Conseil ignora donc purement et simplement la procédure exigée et invoqua sa déclaration du mois d’aout 1990 pour justifier la continuation de l’embargo, comme si la guerre du Golfe n’avait pas eu lieu.
Cet abus de la procédure permit au Conseil de sécurité d’imposer des mesures contre le peuple irakien qu’un respect scrupuleux de la procédure n’aurait certainement pas rendu possible.
Mais supposons que notre critique de la procédure soit rejetée et que le Conseil de sécurité aurait le droit de passer outre ce genre de "petites légalités" dont le respect scrupuleux de la procédure. Serait alors l’imposition de cet embargo total contre une nation en conformité avec la Charte elle-même? J’ai déjà indiqué plus haut que la Charte permettait l’imposition d’embargos commerciaux contre des nations. Néanmoins la question persiste: Se trouve-t-il une limite inhérente à la Charte de l’ONU, au degré de souffrance que le Conseil de sécurité peut infliger à une nation ? Permettrait la Charte d’exterminer une nation, de bombarder des villes, d’utiliser l’arme atomique, pour maintenir la paix mondiale?
Selon l’article 24 de la Charte
" Conseil de sécurité agit [en anglais ‘shall act’, c.à.d. doit agir] conformément aux buts et principes des Nations Unies."
Or quels sont les buts des Nations Unies qui délimitent l’envergure des mesures coercives décidées par le Conseil de sécurité?
Les buts des Nations Unies sont les suivants:
1. Maintenir la paix et la sécurité internationales et à celte fin : prendre des mesures collectives effïcaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix, et réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, 1ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix;
2. Développer entre les nations dcs relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde;
3. Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant el en encoumgeanlle respecl des droits de l’homme el des libertés fondamentales pour lous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion;
4. Etre un cenlre où s’harmonisenl les efforts des nalions vers ces fins communes.
A première vue ces buts sembleraient contradictoires. En effet il semble que le maintien de la paix et de la sécurité internationale (premier but) peut entrer en conflit avec le respect du principe d’égalité des peuples, leur droit à disposer d’eux-mêmes et l’encouragement des droits de l’homme. Imposer un embargo commercial contre un pays (pour maintenir la paix internationale) est bel et bien une atteinte au droit d’un peuple à disposer de lui-même. Ces contradictions ne sont qu’apparentes. Car empêcher un peuple à disposer de lui-même. ou bafouer d’une manière systématique et massive les droits de l’homme les plus élémentaires de ses membres, ne fait que semer la frustration et la haine, mesures qui menacent à long-terme la paix. Seules des mesures qui viseraient individuellement les responsables de violations du droit international, seraient compatible avec les buts de la Charte.
L’embargo contre le peuple irakien vise tout au contraire la population civile dans sa totalité et frappe particulièrement les plus vulnérables, dont les enfants, les malades et les personnes âgées.
Il est donc évident que l’embargo n’est pas conforme avec la procédure prévue dans la Charte et se trouve en contradiction flagrante avec certains des buts de l’ONU.
4. Les principes fondamentaux du droit humanitaire international
Tournons-nous désormais vers le second régime juridique qui régit l’embargo, le droit international humantaire.
Le droit international est une discipline en plein développement. Cette branche du droit n’est pas une copie du droit national. Une des différences entre les deux domaines est l’inexistence de moyens répressifs pour faire respecter le droit international. Ce défaut est souvent invoqué par les puissants du monde pour justifier la primauté de la force dans les relations internationales et semer le doute quant à la légitimité des normes du droit international.
En fait, et malgré la rhétorique à l’usage des masses, tous les Etats reconnaîssent formellement les normes fondamentales du droit international. L’existence d’une norme permet en effet d’évaluer la conformité d’une politique quelconque avec la norme. C’est l’existence de normes juridiques qui, paradoxalement, permet au Conseil de donner une apparence de légitimité à ses décisions. C’est en invoquant ces normes du droit, que leur existence prend une réalité.
Contrairement à ce que certains pensent, les normes juridiques, même vaguement formulées, et malgré les apparences, ne sont pas synonymes de principes moraux subjectifs. Il y a en effet des normes juridiques auxquelles aucune dérogation n’est permise. Il s’agit de normes si ancrées dans la conscience de la civilisation humaine – des normes dites jus cogens – que leur transgression est considérée comme une atteinte à la civilisation, au genre humain. Le génocide, la discrimination raciale et l’esclavage sont quelques unes des infractions de ces normes péremptoires, et sont donc considérées comme des crimes contre l’humanité entière. Ceux qui commettent ce genre de crimes sont considérés juridiquement comme ennemis du genre humain, qu’il faut appréhender et châtier.
Le Protocole Additionel 1 (1977) aux Conventions de Genève de 12 aôut 1949 invoque ces principes fondamentaux du droit dans son premier article. Vu l’importance capitale de ce paragraphe dans le droit humanitaire international, nous le citerons ici:
"Dans les cas non prévus par le présent Protocole ou par d’autres accords internationaux, les personnes civiles et les combattants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principcs du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis, des principes de l’humanité et des exigenccs de la conscience publique." (soulignement ajouté).
La primauté de ces normes dans le droit conventionel est établie aussi bien par la cour internationale de justice que dans la Convention de Vienne sur le droit des traités. Au cas où le Conseil de sécurité décrèterait des mesures collectives dites obligatoires à l’encontre d’un Etat membre dont l’application constituerait une infraction à ces normes peremptoires du droit international, les Etats¬ membres seraient sous l’obligation de refuser d’appliquer ces décisions dites obligatoires.
La question qui nous occupera donc est si l’embargo, tel qu’il est imposé, constituerait-il une infraction à ces normes peremptoires du droit international.
Pour répondre à cette question nous étudierons les textes juridiques qui semblent les plus appropriés à cette question: Les Conventions de Genève de 1949 et leur premier Protocol Additional, ainsi que la Convention contre le génocide.
Le principe philosophique fondateur de ces textes est que l’existence humaine aurait une fin en soi: L’homme possédant un noyau humain que personne n’a le droit de violer, sous aucun prétexte.
5. Le droit humanitaire international et son applicabilité à l’embargo
D’un point de vue strictement technique nous devons différencier entre le droit des conflits armés (régis par la Convention de Hague, Conventions de Genève et les Protocoles Additionnels de 1977) et la Convention contre le génocide, dont l’application n’est pas liée à l’existence d’un conflit armé.
L’embargo contre le peuple irakien n’est pas stricto senso une action armée, même si l’embargo est soutenu par un blocus militaire de l’Iraq. Les armes qui provoquent la mort des enfants en Iraq ne sont pas des bombes mais l’emploi systématique et généralisé de la privation. L’embargo a pourtant montré que ce moyen indirect de coercion peut avoir des effets encore plus terribles pour la population civile que des bombardements.
Une question se pose: Peut-on évaluer l’embargo contre le peuple irakien selon les normes du droit des conflits armés, comme si cet embargo était en fait un acte de guerre, ou existeraient-ils d’autres normes plus appropriées?
Une précision s’impose tout de suite. Les Conventions de Genève et leur Protocoles Additionels sont les instruments juridiques principaux qui régissent le droit humanitaire international. Les Conventions des droits de l’homme définissent les normes que les États sont censés respecter et faire respecter sous leur propre jurisdiction, mais n’ont point d’application dans les relations entre Etats.
Les Conventions de Genève de 1949, seraient-elles alors applicables à l’embargo? Serait-il par exemple permis d’interprêter ces Conventions d’une manière à considérer licites des mesures qui causent encore plus de tort aux populations civiles que des bombardements, pour la seule raison; que ces mesures n’ont pas été spécifiquement nommées dans le texte juridique? La réponse, nous la trouvons dans la Convention de Vienne sur le droit des traités. Selon cette Convention un traité doit être interprété à la lumière de ses objectifs. Un traité ne saurait être interprété de manière à obtenir une conclusion manifestement absurde ou déraisonnable, c’est à dire contraire aux objectifs du traîté en question.
En somme, il n’est pas légitime d’interpréter les Conventions de Genève d’une manière qui permettrait de bafouer un de ses objectifs principaux, qui est la protection de populations civiles des conséquences d’un conflit international. La décision de la cour internationale de justice concernant l’illicité de l’emploi des armes nucléaires (qui ne sont pas explicitement interdites par les Conventions de La Haye) se base entre autres sur une lecture contextuelle du droit des conflits armés. Nous partageons cette approche.
Notre conclusion sur l’applicabilité du droit humanitaire international aux embargos commerciaux est d’ailleurs partagée par le Comité international de la croix-rouge et acceptée par le Conseil de sécurité.
6. L’embargo et les Conventions de Genève de 12 août 1949
Nous allons maintainant essayer de répondre à la question principale: Est-ce que l’embargo est ou n’est pas un acte licite selon le droit humanitaire international? Pour nous la question pourraît apparaître académique. Pour les victimes de l’embargo, il s’agit d’une question d’une importance capitale, car si l’embargo et son imposition conformeraient scrupuleusement au droit, ses victimes survivantes n’auraient aucune chance d’obternir un droit de compensation. S’il s’avère par contre que l’embargo est illicite, leur droit à la compensation peut être revendiqué auprès des tribunaux.
La question de la licité de l’embargo est donc primordiale pour ceux qui veulent aider les victimes de l’embargo.
Les Conventions de Genève et leurs Protocoles Additionnels font une distinction entre infractions simples et infractions graves. Les Etats signataires s’engagent à prendre les mesures nécessaires pour faire cesser les actes contraires aux dispositions de la Convention et du Protocole, quelle que soit leur nature. En ce qui concerne les infractions graves, les signataires s’engagent avec Article 146 de la quatrième Convention, à rechercher les personnes prévenues et de les déférer à leurs propres tribunaux, quelle que soit leur nationalité. Alternativement, les Etats signataires peuvent les remettre pour jugement à un signataire, pour autant que l’autre signataire ait retenu contre lesdites personnes des charges suffisantes.
Parmi les actes, aux termes de l’Article 147 de la 4ème Convention, qui constituent une infraction grave de la Convention, s’ils sont commis contre des personnes ou des biens protégés par la Convention, il faut relever les actes suivants:
"1. Le fait de causer intentionellement de grandes souffrances
2. Le fait de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé."
Nous avons déjà indiqué que le droit international humanitaire était applicable à l’embargo, c.à.d. au conflit entre l’Iraq et la communauté internationale, représentée par l’ONU. La population civile de l’Iraq se trouve donc protégée par le régime juridique des Conventions de Genève.
Mais acceptons-nous la proposition selon laquelle les grandes souffrances imposées à la population irakienne auraient été infligées intentionnellement? Les membres du Conseil de sécurité nient évidemment toute intention malveillante envers la population civile de l’Iraq. D’un point de vue juridique, il ne peut être question de se baser sur la prétendue bonne foi de l’accusé. La détermination de l’intention d’un délit ne peut pas être basée en premier lieu sur les déclarations ou démentis avancés par l’accusé. D’autres aspects sont à considérer, par exemple le temps qu’a eu l’accusé de considérer ses actions; la durée et continuité de l’action; la connaissance par l’accusé des conséquences de ses actions; et autres éléments vérifiables. Ces éléments objectifs jouent un rôle déterminant pour qualifier l’intention d’un acte. Or des informations fiables sur les conséquences mortelles de l’embargo commençaient à être publiées dans les grands médias occidentaux déjà en 1991. Il savaient donc bien, lorsqu’ils décidaient périodiquement de prolonger les souffrances des irakiens, quelles conséquences l’embargo avait eu. Il est bien possible que instigateurs de l’embargo ne portent pas de sentiments personnels malveillants envers leurs victimes et considèrent, comme le nazi Adolf Eichmann, qu’il ne font que remplir leur devoir. RappelIons-nous que Eichmann a déclaré lors de son procès à Jérusalem qu’il n’a jamais détesté les juifs. Sa participation à leur extermination n’était, pour lui, qu’une besogne comme une autre. Hannah Arendt a bien titré son livre sur le procès Eichmann: La banalité du mal.
Plus important est de noter que le but d’un embargo contre une nation entière est d’infliger des souffrances à cette collectivité et à tous ses membres, en tant qu’individus, afin que cette collectivité force ses dirigeants à se soumettre aux injonctions imposées. Cette méthode de pression est en fait considérée comme l’archétype du terrorisme international, tel que ce crime est défini par la législation américaine (une définition internationale de ce crime n’existe pas).
L’imposition de l’embargo, contrairement aux mythes, n’a pas comme but principal d’empêcher le réarmement de l’Iraq, mais de faire souffrir, appauvrir et humilier la population. C’est la conclusion qui s’impose quand on apprend que le Conseil de sécurité refuse aux irakiens l’importation de violons, produits cosmétiques, bicyclettes pour enfants et revues médicales. Des milliers de parents qui ont vu leur enfant mourir de privation causée par l’embargo n’ont même pas une photo de leur enfant: Le Conseil de sécurité ne permet pas aux irakiens d’importer des rouleaux de films.
Il semble donc évident que les responsables du maintien de l’embargo ont agi avec l’intention d’imposer à la population civile de l’Iraq de grandes souffrances, dont la mort de centaines de milliers d’enfants n’est qu’un aspect parmi d’autres.
Quant à la deuxième infraction grave que j’ai évoquée, il est preque une tautologie, ou un understatement d’affirmer que l’embargo, en causant la mort d’un demi million denfants, a porté des atteintes graves à leur intégrité physique.
Nous affirmons donc que l’embargo est une infraction gravissime de la 4ème Convention de Genève.
7. L’embargo et le Protocole Additionel I (1977) aux Conventions de Genève
Le Protocole Additionel I (1977) aux Conventions de Genève de 1949 contient des dispositions additionnelles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine.
Selon Article 35 du Protocole "Il est interdit d’employer des méthodes de guerre de nature à causer des maux superflus."
Selon Article 36: "dans l’adoption d’une nouvelle méthode de guerre, une Partie contractante a l’obligation de déterminer si l’emploi en serait interdit, dans certaines circonstances ou en toutes circonstances, par les dispositions du présent Protocole ou par toute autre règle du droit international applicable à cette Haute Partie contractante."
Un embargo ou un blocus naval sont certainement des "méthodes de guerre", dont l’emploi sous ses formes les plus extrêmes est interdit par le Protocole.
Selon Article 48 "les Parties au conflit doivent en tout temps faire la distinction entre la population civile et les combattants … et par conséquent, ne diriger leurs opérations que contre des objectifs militaires."
Selon Article 51, aliéna 2 "Ni la population civile en tant que telle ni les personnes civiles ne doivent être l’objet dl attaques. Sont interdits les actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile."
Selon Article. 54, " Il est interdit d’utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre."
En limitant l’importation de nourritures à moins d’un tiers des quantités nécéssaires, le Conseil de sécurité a en effet utilisé la famine comme méthode de guerre entre aout 1990 et 1996, c.à.d.jusqu’à la date où les effets de l’arrangement "pétrole contre nourriture" se sont fait sentir en Iraq.
Le Protocole contient des dispositions concernant les secours humanitaires. On entend déjà le Conseil de sécurité répondre qu’il a proposé en 1991 au gouvernement irakien différentes méthodes de secours humanitaire, que le gouvernement irakien n’avait alors pas acceptées. C’est ce dernier qui porterait donc la responsabilité des conséquences subies. Il faut toutefois dire toute la vérité. Le Conseil de sécurité n’a pas proposé à l’Iraq de permettre au peuple irakien de survivre. Pour cela il aurait dû permettre à l’Iraq d’exporter la quantité de pétrole nécessaire pour garantir la survie de la population civile. Il ne l’a pas fait parce que le but de l’embargo était et reste bel et bien de causer des souffrances majeures à cette population. Il a donc proposé à l’Iraq d’exporter du pétrole pour une somme qui équivalait à 10% de ce que l’Iraq gagnait d’avant l’embargo. Le gouvernement de l’Iraq a probablement considéré cette proposition si dérisoire et les conditions attachées à cette proposition si outrancières pour la souverainté nationale qu’il a préféré rejeter l’offre. Le gouvernement irakien a probablement soupçonné qu’acceptant cette offre, il légitimerait ainsi par sa coopération volontaire, les violations graves du droit humanitaire international inhérentes à l’insufficance extrême des secours humanitaires offerts.
La question qui se pose à nous est celle-ci: Est-ce que le Protocole Additional permet à des parties bélligérantes de moduler le degré de leur respect des dispositions des Conventions, en les assortissant de conditions variées? Est-ce qu’une partie bélligérante peut, sous le couvert de secours humanitaire, instaurer de fait un régime de famine? Est-il permis par exemple à une partie bélligérente de menacer le bombardement de centres de populations civils pour extraire des concessions politiques de l’adversaire? Il me semble que non, car si des parties bélligérentes pourraient assortir leur respect des Conventions et du Protocole de diverses conditions imposées à l’adversaire, les abus ne se feraient pas attendre, avec des conséquences terribles pour les populations. Comme l’affirme d’ailleurs Article 1, commun aux quatres Conventions de Genève, les parties contractantes sont tenues à respecter les dispositions des Conventions "en toute circonstance".
L’article 85 traite spécifiquement des infractions graves, c.à.d. des crimes de guerre.
Les sections pertinentes de cet article sont les suivantes:
"les actes suivants, lorsqu’ils son’t commis intentionnellement, en violation des dispositions pertinentes du présent Protocole, et qu’ils entraînent la mort ou causent des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, sont considérés comme des infractions graves au présent Protocole:
a) soumettre la population civile ou des personnes civiles à une attaque;
b) lancer une attaque sans discrimination atteignant la population civile, en sachant que cette attaque cause des pertes en vies humaines, des blessures aux personnes civiles ou des dommages aux biens de caractère civil, qui sont excessifs au sens de l’article 57, paragraphe 2 a iii (c.à.d. qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu);"
Nous avons déjà traité de la question d’intention. Mais comment devons-nous interpréter le terme "attaque" utilisé dans ce document, terme qui renvoie à des actes purement militaires et qui ne convient pas directement à l’embargo. Nous pensons qu’une interprétation textuelle de ce terme serait contraire aux objectifs de ce document juridique. L’imposition de famine n’est pas en soi une attaque, mais est certainement une arme de guerre. L’imposition d’un embargo assorti d’un blocus militaire, est une "méthode de guerre" qui a les mêmes effets ou même des effets plus graves encore pour la personne humaine que les attaques directes. Son emploi ne peut être considéré comme un "moindre mal" que les "attaques", évoquées ici.
L’embargo est donc une infraction grave du Protocole Additional l (1977) aux Conventions de Genève de 1949, en autres termes, un crime de guerre (majeur).
8. L’embargo et le crime de génocide
Le dernier document qui nous occupera est la Convention pour la Prévention et punition du Crime de Génocide. Selon cette Convention, le génocide est constitué par des:
"actes perpétrés en vue de détruire en partie ou entièrement un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en soi." Une des mesures citées est d"infliger délibérément à ce groupe des conditions de vie calculées à causer sa destruction physique en partie ou entièrement."
La question de l’intention est centrale à la détermination du crime de génocide.
Or la plupart des cas de génocide perpétrés depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, n’ont pas été accompagnés de déclarations d’intention.
Prenant textuellement la définition juridique de génocide, Pol Pot ne pourrait pas être accusé du crime de génocide, vu qu’il n’a jamais déclaré son intention d’exterminer une partie de son peuple. N’avait-il pas des intentions nobles, celles de bâtir une société nouvelle et juste? Les deux millions de morts au Cambodge n’étaient pour lui que des "sacrifices" nécéssaires pour ce projet grandiose et unique dans l’histoire. Il est extrêmement rare que les criminels reconnaissent une intention malveillante et criminelle.
Or cette prétendue problématique ne semble pas préoccuper indûment les spécialistes du droit international. La Cour internationale de justice ainsi que du Tribunal international pour les crimes commis dans l’ex-Yougoslavie, n’ont pas tenu pour nécessaire d’exhiber une déclaration d’intention des coupables pour nommer leur crime génocide. Il leur paraît plus important de considérer les aspects objectifs et vérifiables, dont les actes commis, pour déduire un plan et une intention criminelle.
Vu la durée de l’embargo imposé à la population irakienne, le nombre mensuel de victimes, dont le Conseil de sécurité a pris régulièrement connaissance, et les moyens formidables dont dispose le Conseil de sécurité pour choisir et doser ses actions punitives, il est difficile d’accepter que les conséquences de ses actions n’aient pas été intentionnelles. Elles ne sont certainement pas accidentelles. La conclusion semble donc s’imposer que l’embargo constituerait bel et bien un crime de génocide.
9. La licité de l’arrangement "pétrole contre nourritures"
Une remarque importante s’impose cependant. Notre étude se porte en premier lieu sur les années 1991-1997. L’entrée en force de l’accord "pétrole contre nourritures" en 1996, dont les effets soulageants commençaient à se faire sentir en Iraq vers la fin de 1997, change probablement la nature de l’embargo. Il se peut donc que l’embargo ne constitue plus, alors que ces lignes sont écrites en fin 1998, une infraction grave des Conventions de Genève ni un acte de génocide. L’embargo reste cependant un crime international tant que la mortalité enfantine reste au-dessus du niveau d’avant aôut 1990. Mais même dans ce cas, l’embargo restera une violation flagrante des droits individuels et collectifs des irakiens, aussi longtemp que le peuple irakien ne pourra pas exercer son droit inaliénable de déterminer librement son commerce extérieur.
10. L’attribution de responsabilités pour les conséquences de l’embargo
Nous avons accompli la tâche relativement complexe qui est de déterminer la légalité de l’embargo. Notre conclusion est la suivante: L’embargo constituait, au moins entre 1991 et 1997, un crime de guerre majeur et vraisemblablement aussi le crime de génocide. Il constitue encore une violation flagrante des droits individuels et collectifs de la population irakienne et donc un acte illicite.
Il nous reste à identifier ceux qui portent la responsabilité de ce crime. Serait-ce le Conseil de sécurité, ses membres permanents, les Etats-Unis seuls ou avec la Grande-Bretagne, l’Occident tout entier ou la communauté internationale? Ou serait-ce tout simplement, comme l’affirment parfois des dirigeants occidentaux, une seule personne, le président Saddam Hussein?
Est-ce que Saddam Hussein est responsable pour les conséquences de l’embargo, dont la mort de plus d’un demi million d’enfants irakiens et la misère du peuple irakien?
Il est indéniable que Saddam Hussein porte une grande responsabilité morale et politique pour avoir conduit son peuple à une impasse terrible: Je pense à la longue et sanglante guerre avec l’Iran, l’emploi d’armes chimiques contre les kurdes, l’occupation et usurpation du Kuwait et la violation massive des droits de l’homme en Iraq. Certains de ces mesures sont des crimes contre l’humanité. Notons que le Conseil de sécurité, malgré l’existence d’un dossier touffu qui permettraient d’étayer de multiples accusations contre Saddam Hussein, n’a jamais pris aucune mesure spécifique contre lui. C’est le peuple qu’on a voulu mettre à genoux.
Mais il est absurde d’attribuer à Saddam Hussein la responsibilité pour les conséquences de décisions et d’actes prises par autrui et à son insu. Saddam Hussein n’a pas demandé qu’un embargo soit imposé contre son peuple. Même si l’embargo aurait été une réponse licite à des actes illicites du régime de Baghdad, la responsabilité pour les conséquences de l’embargo incomberaient à ceux qui choisirent parmi de nombreuses alternatives cette forme particulière de rétribution, punition ou coercion. Un axiome fondamental du droit est que chaque personne est en premier et dernier lieu responsable de ses propres actions, quel que soit le motif et la licité de l’action. Ceux qui imposent l’embargo sont donc pleinement responsables des conséquences de leur actions.
Le Conseil de sécurité ne possède pas une personalité légale spécifique. Ce n’est qu’un comité auquel participent des représentants d’Etats souverains. Les décisions de ce comité sont exécutés par les Etats, qui portent la responsabilité matérielle ultime des conséquences de leur actes, s’il s’avère que ces actes sortent du cadre de la légalité . Il semble raisonnable d’attribuer une responsabilité plus grande aux Etats qui ont pesé de tout leur poids pour maintenir cet embargo pendant 8 ans, dont tout particulièrement les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, puis en second lieu les Etats qui ont contribué au renforcement du blocus maritime contre l’Iraq. Une responsabilité accessoire peut être imputée aux Etats, dont la participation à l’embargo se limita à des actions à l’échelle locale.
Quant à la responsabilité pénale, qui découle directement des infractions graves aux Conventions de Genève et de leur Protocole Additionnel, ainsi que de la Convention contre le génocide, il s’agit en premier lieu des nombreux dirigeants politiques qui ont assuré, par mesures administratives, le maintien de l’embargo. Si l’embargo est bel et bien une infraction au droit pénal international, les instances judiciaires ont l’obligation de rechercher les responsables et de les traduire en justice.
11. La nécéssité de dire le droit
Il est néanmoins fort improbable que des actions judiciaires soient initiées contre les responsables de ce crime monstrueux. Il ne s’est jamais trouvé un procureur prêt à intenter un procès contre la direction politique de son propre pays, uniquement sur la base de la justice et du droit.
Ceci dit, cela n’oblige personne à donner l’aval, tacite ou explicite, à des crimes contre l’humanité ou au génocide. La justice la plus élémentaire nous oblige à dire la vérité tout haut, même si elle ne plaît pas aux puissants. Notre action est importante pour les victimes de l’injustice, pour qu’ils puissent au moins revendiquer leurs droits. Notre acte de solidarité désamorce aussi une haine totale envers tout ce qui provient de l’Occident. Nous prouvons par notre solidarité qu’il y a des gens honnêtes en Occident et que l’espoir de vraie convivialité à l’échelle planétaire n’est pas mort.
12. Conclusions
Nous avons montré qu’une vraie solidarité avec les victimes de l’embargo exige trois revendications liées entre elles: La levée de l’embargo, les réparations matérielles aux victimes et la répression du crime.
Nous pensons avoir prouvé que l’embargo n’est pas conforme aux termes de la Charte et qu’il constitue une infraction grave aux Conventions de Genève de 1949 et de leur Protocole Additionnel 1 de 1977, en autres termes une forme majeure de crime de guerre. Nous pensons que l’embargo constitue aussi le crime de génocide.
Nous tenons à insister que la commission de tels crimes crée une obligation juridique de la part des autorités judiciaires des Etats à poursuivre en justice les responsables. Cette obligation est absolue. Et il incombe aux citoyens de chaque pays à rappeller cette obligation à leurs autorités.
Les bourreaux du peuple irakien se trouvent pratiquement dans tous les pays. Leurs responsabilités respectives ne sont certainement pas égales. Il y a des instigateurs et il y a des complices. Collectivement nous avons à faire à une association de malfaiteurs, dont le siège principal se trouve au Conseil de sécurité des Nations-Unies. La question de la légitimité des Nations Unies, ou plutôt des gouvernements qui nous représentent dans cette organisation, se pose avec acuité. Cette question reste ici sans réponse.
En exposant la nature criminelle de lembargo, nous tenons à faire bien plus quaffirmer notre solidarité entière avec ses victimes innocentes. Nous voulons également affirmer les principes fondamentaux de la personne humaine et létat de droit, qui sont à notre avis des acquis indispensables à lexistence de notre civilisation.
FIN