La Commission King-Crane, une occasion perdue
Revue d’études palestiniennes no., publié le Summer 1995
Source : L’Insitut des études palestiniennes
URL initial: http://www.palestine-studies.org/en/journals/abstract.php?id=6416
Il y a une contradiction fondamentale entre les principes généreux du président Wilson et la forme extrême du programme sioniste que, de manière tout à fait prémonitoire, King et Crane identifient comme se caractérisant par, premièrement, une immigration juive illimitée et, deuxièmement, l’éviction des Palestiniens de leur terre.
La Commission King-Crane, une occasion perdue
par Philippe Daumas
Pourquoi s’intéresser, aujourd’hui, à la Commission King-Crane ? Son rapport du 28 août 1919 a été classé sans suite et n’a eu aucune sorte d’impact sur le cours des affaires du monde et, singulièrement, sur la substitution en Palestine d’une population arabe par une population juive importée aboutissant à la création d’un Etat juif sur une partie du territoire de la Palestine tel que délimité par les Britanniques.
Il y a à cet intérêt deux raisons. D’abord, le rapport de la Commission King-Crane, pour aussi inopérant qu’il ait pu être, n’en constitue pas moins une source d’information irremplaçable sur l’état de l’opinion dans la Grande Syrie de l’époque (avant partition) par des observateurs extérieurs, en l’occurrence américains, qui n’étaient mus par aucune revendication territoriale colonialiste, mais seulement équipés des principes du président des Etats-Unis, Woodrow Wilson, en faveur de l’autodétermination des peuples. Ensuite, leur rapport est tout à fait prémonitoire en ce qui concerne le destin de la Palestine. King et Crane, longtemps à l’avance, prédisent très exactement ce qui va se produire en Palestine si on laisse aux sionistes la bride sur le cou.
Les circonstances de la création de la Commission King-Crane
Il faut se reporter à la Conférence de la paix, réunie à Paris pendant tout le premier semestre de l’année 1919, pour comprendre les raisons qui ont motivé la création et l’envoi de cette commission. Les décisions importantes à la Conférence de la Paix ont été prises par le Conseil des Quatre, constitué par la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et les Etats-Unis d’Amérique. Les trois premiers pays étaient des puissances coloniales, à la tête d’empires importants, alors que les Etats-Unis n’avaient aucune intention coloniale.
Les Etats-Unis n’ont jamais fait partie des Alliés de la Première Guerre mondiale ; ils étaient seulement une « puissance associée ». En effet, les buts de guerre des Américains étaient différents de ceux des vieilles puissances colonialistes d’Europe. Les puissances alliées n’avaient qu’une idée en tête : profiter de la défaite de l’Allemagne et de l’Empire ottoman pour arrondir leur empire colonial et s’approprier de nouveaux territoires en Afrique et au Moyen-Orient. Les Etats-Unis n’avaient aucunement de telles visées, considérant qu’ils avaient eux-mêmes dû affronter le colonialisme britannique et conquérir de haute lutte leur indépendance contre la Grande-Bretagne. Leur fête nationale, le 4 juillet, est d’ailleurs l’« Independence Day ».
On perçoit très bien l’influence des Etats-Unis dans le vocabulaire même des différentes déclarations faites pendant la guerre et concernant le devenir des territoires arabes de l’ex-Empire ottoman. Par exemple, la « Déclaration aux sept nationalistes arabes (1) » de juin 1918, faite au Caire au nom du gouvernement britannique, comporte la formule suivante : « […] c’est le souhait et le désir du Gouvernement de Sa Majesté que le gouvernement futur de ces régions [celles qui sont occupées par les Alliés] soit fondé sur le principe du consentement des gouvernés ». Or cette expression, « the consent of the governed », n’est ni plus ni moins qu’une citation de la Déclaration d’indépendance américaine de 1776.
Au niveau des principes, les Alliés s’inclinent et adoptent le vocabulaire des Américains. Reste à traduire dans les faits ces principes généreux que Wilson a proposés et auxquels les Alliés ont consenti. Le grand reproche que l’on peut faire au président Woodrow Wilson, c’est d’être arrivé à la Conférence de la paix avec de nobles idéaux sans avoir prévu les mécanismes de leur mise en œuvre. Il considérait, en effet, que les idées qu’il défendait étaient évidentes pour tout le monde et que personne ne pouvait s’y opposer. Ces idées comportaient, entre autres, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
C’est pour combler ce fossé entre les principes de Woodrow Wilson et leur propre cupidité que Lloyd George et Clemenceau inventent le « système des mandats ». Personne n’avait entendu parler d’un tel système auparavant. Ce concept nouveau de « mandat » est en fait un compromis entre les idéaux de Wilson en faveur de l’autodétermination des peuples et la rapacité des puissances coloniales européennes. Lloyd George et Clemenceau réussissent à persuader le président Wilson, sans trop de difficultés puisque celui-ci ne s’occupe pas des détails, que le « système des mandats » est précisément le mécanisme de mise en œuvre des idées généreuses qui sont les siennes et, en particulier, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cela se concrétisera par l’article 22 de la Charte de la Société des Nations, elle-même intégrée au Traité de Versailles signé à l’issue de la Conférence de la Paix et qui établit trois classes de mandats selon le degré supposé de développement des populations concernées.
Mais, conformément aux principes qui sont les siens, le président Wilson souhaite que soient consultées les populations arabes de l’Empire ottoman dont l’article 22 stipule qu’elles sont suffisamment avancées pour s’administrer elles-mêmes et relèvent d’un mandat de type A où la puissance mandataire n’est là que de manière temporaire pour les aider à accéder à la pleine indépendance. Les Américains veulent donc mettre sur pied une commission d’enquête qui ira sur place s’enquérir des désirs des populations quant au choix du ou des mandataires. C’est le président de l’American College de Beyrouth (devenu depuis l’Université américaine), Howard Bliss, lors de sa venue à Paris pour la Conférence de la paix, qui, ayant entendu parler d’une commission d’enquête, insiste auprès du président Wilson pour que cette commission ne soit pas seulement américaine mais quadripartite. Howard Bliss est entendu par le Conseil des Dix le 13 février 1919 mais ce n’est qu’un mois plus tard, le 20 mars 1919, que le président Wilson réussit à convaincre ses interlocuteurs du Conseil des Quatre de la nécessité d’envoyer une commission en Syrie – « […] cela, à tout le moins, convaincrait le monde que la Conférence [de la Paix] avait essayé de faire tout ce qu’elle pouvait pour trouver la base la plus scientifique possible pour le règlement ».
Deux jours plus tard, le 22 mars, le président Wilson avait préparé les « Instructions pour la Commission inter-alliés », instructions qui furent approuvées le 25 mars 1919.
Malheureusement, cette commission d’enquête est bien la dernière chose dont Britanniques et Français veulent entendre parler puisqu’ils ont déjà décidé du devenir de ces territoires et de la meilleure façon de se les répartir entre eux. Ils n’ont donc aucune envie de savoir ce que souhaitent les populations sur place. C’est cette opposition de principe des Alliés qui explique en partie les atermoiements dans la désignation des membres de cette commission internationale et le très grand retard qu’elle a pris pour se constituer et prendre la route de l’Orient. Le professeur Westerman, qui fait partie de la délégation américaine à Paris, y est opposé car il pense qu’on n’a pas besoin d’aller sur place puisqu’on dispose de toute l’information nécessaire dans la capitale française. Felix Frankfurter, également de la délégation américaine, intervient directement et à plusieurs reprises auprès du président Wilson pour demander que la commission ne revienne pas sur les promesses qui ont été faites aux sionistes.
Le 25 mars 1919, le jour même de l’approbation par les Alliés des instructions préparées par le président Wilson pour guider le travail de la commission, se tient, en marge de la Conférence de la Paix, une réunion informelle d’experts britanniques et français qui discutent, pendant six heures d’horloge, des problèmes du Moyen-Orient.
Ces problèmes sont à deux niveaux : d’une part, les Français sont furieux contre les Britanniques qui ont fait venir à Paris l’émir Fayçal, le considérant comme une créature des Britanniques sans aucune légitimité propre ; mais, d’autre part, Français et Britanniques sont d’accord quand il s’agit de s’opposer à l’idée des Américains d’envoyer une commission sur place.
Une suggestion avait été de demander à Fayçal de prolonger son séjour à Paris. De cette façon, on espérait éviter la nécessité d’envoyer une commission et pouvoir régler le problème à Paris.
Le président Wilson n’en procède pas moins à la désignation de ses représentants à la Commission inter-alliés : ce sont Henry Churchill King et Charles R. Crane. Le Dr. Henry Churchill King est né en 1858. Professeur à Oberlin College depuis de nombreuses années, il est devenu président de cette université en 1902. Charles R. Crane, également né en 1858, est un riche industriel de Chicago qui, durant de nombreuses années, a été à la tête de la célèbre compagnie qui porte son nom, spécialisée dans la fabrication de pièces de mécanique pour les moteurs. En 1912, il adhère au Parti démocrate et soutient la candidature de Woodrow Wilson, devenant vice-président de la commission des finances de la campagne de celui-ci.
Alors que les deux Américains et leur équipe avaient initialement prévu de partir le 15 avril, ils ne se mettent en route que le 29 mai 1919.
Les Britanniques, bien qu’ayant désigné leurs représentants à la Commission inter-alliés, ne veulent pas les laisser partir tant que les Français n’ont pas désigné les leurs, de peur qu’une commission anglo-américaine ne soit considérée par ces derniers comme une conjuration pour les écarter de la Syrie sur laquelle ils ont d’anciennes prétentions. Clemenceau, de son côté, exigeait que la relève des troupes anglaises en Syrie par des troupes françaises soit effective pour participer à la Commission internationale. Finalement, c’est une commission-croupion qui se mettra en route puisque seuls les deux membres américains se rendront sur place pour s’enquérir des souhaits de la population. C’est la raison pour laquelle on désigne désormais cette « commission internationale » sous l’appellation de Commission King-Crane.
Celle-ci commence son enquête par la Palestine où elle arrive – à Jaffa – le 10 juin 1919 et où elle séjournera jusqu’au 25 juin. Un journaliste américain, William T. Ellis du New York Herald Tribune, qui a croisé la Commission à Jérusalem et à Damas, juge ainsi le travail de King et Crane :
« J’ai vu la Commission au travail. Ils sont venus à Jérusalem pendant que j’y étais moi-même et à nouveau m’ont rattrapé à Damas. […] J’ai eu suffisamment l’occasion de les voir à l’œuvre pour apprécier l’impartialité laborieuse, la diligence, la patience infatigable, la subtilité et le courage américain dont a fait preuve la Commission au milieu des difficultés. […]
Tout Américain dans la région qu’ils ont visitée, pour autant que j’aie pu m’en assurer, était fier de l’efficacité, de l’exhaustivité et du fair-play du Dr. King et de M. Crane et de leurs assistants. Ils ont réussi là où Paris a échoué. »
La méthode de travail adoptée par King et Crane était tout à fait digne des espoirs que Wilson avait placés dans cette commission puisqu’elle a effectivement fourni, conformément au vœu du président américain, « la base la plus scientifique possible pour trouver un règlement ». King et Crane, en effet, n’ont ménagé ni leur temps ni leur peine. Leur méthode était proche de celle des sondages d’opinion d’aujourd’hui. Ils ont fait le décompte des réponses qu’ils obtenaient aux questions qu’ils posaient et des requêtes spontanées qui leur étaient soumises sans qu’ils les aient sollicitées. Ils ont identifié leurs propres préjugés, notamment en ce qui concerne le sionisme, et ont su les dépasser.
Après la Palestine, King et Crane poursuivent leur enquête en Syrie. Ils arrivent à Damas le 26 juin 1919, quelques jours avant la réunion du « congrès général syrien ». Le Traité de Versailles sera signé dans la Galerie des glaces du palais de Versailles deux jours plus tard, le 28 juin, qui est à Damas le premier jour du Ramadan.
Ils continueront ensuite leur périple par l’Anatolie et repartent finalement de Constantinople le 21 août 1919, à bord du vaisseau de guerre américain USS Dupont. C’est par train depuis Venise qu’ils regagnent Paris, où ils arrivent le 27 août. Le rapport de la Commission King-Crane est daté du 28 août 1919. Le Traité de Versailles a été signé deux mois plus tôt, mettant fin à la Conférence de la Paix qui avait mandaté les deux hommes et à qui ils étaient censés remettre leur rapport. Celui-ci était sérieux et bien fait ; il n’en fut pas moins immédiatement enterré. King et Crane accordèrent bien un entretien à la presse ; mais le président Wilson, désormais malade, n’allait pas tarder à perdre sa majorité au Congrès. Le rapport ne fut officiellement publié qu’en 1947, quand parut le volume XII des Papers Relating to the Foreign Relations of the United States, The Paris Peace Conference 1919.
L’avertissement de King et Crane concernant la Palestine
Le rapport comporte trois parties :
Section 1 : Rapport sur la Syrie,
Section 2 : Rapport sur la Mésopotamie,
Section 3 : Rapport sur les parties non arabophones du défunt Empire ottoman.
Nous ne nous intéresserons ici qu’à la section 1, et plus précisément encore à la troisième partie de cette section, celle qui concerne les recommandations de la Commission King-Crane à propos de la future administration de la Syrie. Ces recommandations sont au nombre de six. Je me contenterai d’analyser ici la recommandation n° 5 qui concerne spécifiquement la Palestine.
D’entrée de jeu, les deux Américains recommandent « une sérieuse modification de la forme extrême du programme sioniste pour la Palestine, qui équivaut à une immigration illimitée de juifs dans le but de faire de la Palestine définitivement un Etat juif ». Leur vocabulaire indique qu’ils considèrent le programme sioniste comme susceptible de plusieurs interprétations. Ils condamnent, dans ce programme, l’aspect qu’ils qualifient d’« extrême » – ce qui postule qu’il puisse y avoir une version modérée du sionisme qui aurait leur préférence. Ayant fait d’entrée de jeu cette recommandation de modération, ils la justifient dans les paragraphes qui suivent.
On peut considérer que la cinquième recommandation se décompose en deux parties : celle qui présente les arguments en faveur de la poursuite de l’entreprise sioniste en Palestine ; et celle qui met en garde contre les dangers que comporterait une application par trop systématique du programme sioniste.
Première partie
King et Crane commencent, avec beaucoup d’honnêteté, par reconnaître qu’ils ont abordé leur enquête avec un préjugé favorable à l’égard du sionisme (avec « l’esprit favorablement prédisposé à l’égard de ce dernier »), ce qui n’est pas surprenant puisque les Occidentaux partagent spontanément ce préjugé. Vu d’Europe, où les persécutions des juifs sont très présentes à l’esprit des gens, le sionisme paraît être la solution adéquate du problème juif. Et les Américains étant des Européens transplantés dans le Nouveau Monde, ils peuvent être assimilés aux Européens dans le cadre de ce qu’on appelle les Occidentaux. Pour que King et Crane fassent exception, il faut un véritable retour sur soi, il faut prendre en compte la réalité du pays. Et c’est ce qui s’est passé avec nos deux Américains : ils expliquent très clairement qu’il a fallu la confrontation des faits constatés sur place avec les principes énoncés par leur ami le président Wilson pour en venir à la conclusion qu’ils ont adoptée et, par voie de conséquence, à la recommandation qu’ils sont amenés à faire conformément à « la réalité des faits en Palestine s’ajoutant aux principes généraux proclamés par les Alliés et acceptés par les Syriens […] ».
Les principes généraux, ce sont les principes généreux du président Wilson, en particulier l’autodétermination des peuples. Les Syriens dans leur ensemble n’ont aucune raison de s’y opposer. Au contraire, c’est très exactement ce qu’ils demandent pour eux-mêmes. Quand à « la réalité des faits en Palestine », c’est ce que King et Crane ont pu constater par eux-mêmes lorsqu’ils y sont allés. Le pays est déjà peuplé d’Arabes (en majorité musulmans mais avec une importante minorité chrétienne) et les sionistes veulent y créer un Etat juif. Comment créer un Etat juif dans un pays peuplé d’Arabes ? Autant renoncer tout de suite à cette gageure que King et Crane qualifient d’« extrême ». Ils tiennent cependant à préciser que, même s’ils en sont quelque peu revenus, ils n’en ont pas moins apprécié les réalisations des sionistes en Palestine. Ils ne condamnent pas le sionisme en tant que tel. Simplement ils voudraient que ce soit une forme moins « extrême » qui soit introduite en Palestine. La Commission King-Crane « a pu constater de visu une partie de ce qui a été réalisé. Elle y a trouvé largement de quoi approuver les aspirations et les plans des sionistes et n’a pu que chaleureusement apprécier le dévouement de beaucoup de colons et les succès qu’ils ont remportés, grâce à des méthodes modernes, pour venir à bout d’obstacles naturels considérables ».
Pour King et Crane, on ne peut pas faire fi de la promesse faite aux sionistes. Ils reconnaissent qu’« un encouragement sans équivoque a été donné aux sionistes […] dans le document souvent cité de M. Balfour et dans l’approbation qu’il a reçu des autres représentants des Alliés ». On remarquera au passage que ce que nous avons pris l’habitude d’appeler la « déclaration Balfour » n’était pas encore, en 1919, désignée sous ce vocable. On avait recours à une périphrase, comme celle qu’emploie King et Crane ici (« Mr. Balfour’s often quoted statement »). King et Crane reconnaissent également que ce document qui, à l’origine, était le fait des seuls Britanniques, est devenu, à la fin de la guerre, la politique de l’ensemble des Alliés ; il n’est non plus possible de revenir dessus. King et Crane ne demandent pas l’impossible mais seulement un peu de modération dans la réalisation d’une promesse solennelle faite aux sionistes.
Deuxième partie
Cependant – et c’est avec ce « cependant » (however) que commence la deuxième partie de leur recommandation – encore convient-il de s’en tenir à ce que dit la « déclaration Balfour » et ne pas en rajouter.
« Mais si, quoi qu’il en soit, on s’en tient aux termes stricts du document Balfour – en faveur de “l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif […] étant bien entendu que rien ne sera fait qui puisse porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non juives existant en Palestine” – il est difficile de contester que la forme extrême du programme sioniste ne doive être considérablement amendée. Car “un foyer nationale pour le peuple juif” n’est pas la même chose que de faire de la Palestine un Etat juif ; ni que la création d’un tel Etat juif puisse se faire sans causer la plus sérieuse entorse aux “droits civils et religieux des communautés non juives existant en Palestine”. A de nombreuses reprises au cours de la rencontre des commissaires avec les représentants juifs, les sionistes ont dit envisager une dépossession quasi complète des habitants non juifs actuels de la Palestine, par différents types d’acquisitions. »
Voilà pour la « réalité des faits » constatée en Palestine par les deux Américains.Quant aux « principes généraux proclamés par les Alliés », voici maintenant ce qu’en disent King et Crane, en se fondant non plus sur les « quatorze points » énoncés par le président Wilson au mois de janvier 1918 mais en s’appuyant sur le résumé qu’il en a donné lors de la fête nationale américaine, le 4 juillet 1918 : « Dans son adresse du 4 juillet 1918, le président Wilson a posé le principe suivant comme l’un des quatre objectifs majeurs “pour lesquels combattent les peuples associés (2) du monde”, à savoir : “Le règlement de toute question, qu’il s’agisse de territoire, de souveraineté, d’arrangement économique ou de relations politiques, sur la base de la libre acceptation de ce règlement par les gens directement concernés et non sur la base de l’intérêt ou de l’avantage matériel de n’importe quelle autre nation ou n’importe quel autre peuple qui viendrait à désirer un règlement différent au nom de son influence ou de sa supériorité dans le monde”. »
Pour dissiper tout malentendu, il y a lieu de préciser que le président Wilson, quand il parlait, le 4 juillet, de « n’importe quelle autre nation ou n’importe quel autre peuple », ne visait pas le mouvement sioniste mais les puissances impérialistes et colonialistes auxquelles il s’était associé. Qu’il ait eu dans son collimateur la Grande-Bretagne, c’est très possible, mais en aucun cas le mouvement sioniste qui ne représentait pas grand-chose à l’époque. Il convient de ne pas projeter la situation telle qu’elle était en 1919 sur celle qui prévaut aujourd’hui. Si on se place au niveau des « principes généraux », c’est-à-dire valables pour la terre entière, le mouvement sioniste est imperceptible. La présence sioniste en Palestine, à l’époque, est insignifiante. Si 10 % de la population palestinienne est juive, ces juifs ne sont pas tous sionistes, loin de là. « Si c’est ce principe qui doit s’appliquer et qu’ainsi les vœux de la population de la Palestine doivent être déterminants quant à ce qui doit être fait de la Palestine, alors il y a lieu de rappeler que sa population non juive (pratiquement les neuf dixièmes du total) s’oppose énergiquement à l’ensemble du programme sioniste. » Par « l’ensemble du programme sioniste » King et Crane entendent le sionisme sous quelque forme qu’il se présente, aussi bien la version hard qu’ils condamnent que la version soft qu’implicitement ils recommandent. « Les graphiques montrent qu’il n’y a pas un seul autre point à propos duquel la population de la Palestine ne soit plus unanime. Soumettre un tel peuple à une immigration juive illimitée et à une pression financière constante pour qu’il vende la terre représenterait une violation grossière du principe ci-dessus rappelé et, quand bien même elle satisferait aux formes de la légalité, une violation du simple droit des gens. »
Il y a une contradiction fondamentale entre les principes généreux du président Wilson et la forme extrême du programme sioniste que, de manière tout à fait prémonitoire, King et Crane identifient comme se caractérisant par, premièrement, une immigration juive illimitée et, deuxièmement, l’éviction des Palestiniens de leur terre.
Si, au niveau de la Palestine, l’opposition à toute forme de sionisme vient en tête des revendications des habitants, pour ce qui est de la Syrie dans son ensemble, dont la Palestine peut être considérée comme la province méridionale, ce point, sans être prioritaire comme il l’est en Palestine, vient tout de même en troisième position. King et Crane se fondent sur deux faits pour établir l’importance de cette opposition :
1. Leurs propres grâce à leur système de comptabilisation : « Il doit être également mentionné que le sentiment d’hostilité à l’égard du programme sioniste n’est pas limité à la seule Palestine mais est très généralement partagé d’un bout à l’autre de la Syrie, comme l’ont clairement montré nos entretiens. Plus de 72 % (1350 en tout) de toutes les pétitions dans l’ensemble de la Syrie étaient dirigées contre le programme sioniste. Deux requêtes seulement (celles en faveur de l’unité de la Syrie et de son indépendance) ont bénéficié d’un soutien plus important. »
2. La motion finale du « congrès général syrien », qui était réuni au mois de juillet 1919 au moment du séjour de King et Crane à Damas et qui regroupait – il s’agissait d’une réunion extraordinaire – des représentants de toutes les provinces constitutives de la Syrie, Palestine comprise :
« Ce sentiment général ne fut exprimé par le “congrès général syrien” que par les motions 7, 8 et 10 de leur déclaration finale :
(7) “Nous nous opposons aux prétentions des sionistes de créer un commonwealth juif dans la partie sud de la Syrie, connue sous le nom de Palestine, et nous nous opposons à la migration sioniste dans toute partie de notre pays ; car nous ne reconnaissons pas la validité de leur titre à le faire mais, au contraire, les considérons comme un grave danger pour notre peuple, d’un triple point de vue national, économique et politique. Nos compatriotes juifs jouirons des mêmes droits que nous et assumerons les mêmes responsabilités.
(8) Nous demandons qu’il n’y ait aucune séparation du territoire syrien de la partie sud de la Syrie, connue sous le nom de Palestine, ni de la zone littorale occidentale qui inclut le Liban. Nous souhaitons que l’unité de la Syrie soit garantie contre toute partition, quelles qu’en soient les circonstances.
(10) Les principes fondamentaux énoncés par le président Wilson pour condamner les traités secrets nous amènent à protester énergiquement contre tout accord qui stipule la partition de notre pays, la Syrie, et contre tour engagement privé ayant pour objectif l’établissement du sionisme dans la partie sud de la Syrie ; en conséquence de quoi, nous demandons la complète annulation de ces accords et conventions.” »
Quand ils parlent de « traité secret qui stipule la partition de notre pays » les participants au « congrès général syrien » font allusion, bien entendu, aux accords Sikes-Picot qui établissent le principe du partage entre France et Grande-Bretagne. Quant à l’« engagement privé ayant pour objectif l’établissement du sionisme dans la partie sud de la Syrie », le congrès fait référence au document que nous avons pris l’habitude d’appeler « déclaration Balfour » mais qui peut effectivement être considéré comme un « engagement privé » puisqu’il s’agit d’une simple lettre, une dizaine de lignes, qu’Arthur James Balfour, qui n’avait pas encore le titre de lord mais qui était tout de même le ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, a adressée le 2 novembre 1917 à Lord Rothschild.
Rapport King-Crane : « La Conférence de la Paix ne devrait pas fermer les yeux sur le fait que le sentiment antisioniste en Palestine et en Syrie est intense et qu’il est impossible d’en faire fi à la légère. Aucun des officiers britanniques que la Commission a consultés n’a pensé que le programme sioniste pourrait être appliqué sans avoir recours à la force des armes. Ces officiers pensaient en général qu’une force d’au moins cinquante mille soldat serait nécessaire, ne serait-ce que pour la mise en œuvre du programme. […] Des décisions qui demandent des forces armées pour être appliquées sont parfois nécessaires mais, en aucun cas, elles ne sauraient être prises, sans réflexion, pour soutenir une grave injustice. Car la revendication initiale, maintes fois reprise par les représentants sionistes, selon laquelle ils ont un “droit” sur la Palestine, qui se fonde sur une présence dans le pays remontant à deux mille ans, peut difficilement être prise en considération. »
Le « congrès général syrien » avait annoncé, dans sa motion n° 7, qu’il ne reconnaissait pas le « titre » en vertu duquel les sionistes intervenaient en Palestine. King et Crane disent exactement la même chose mais dans des termes plus châtiés. La formulation est diplomatique mais le constat est le même. Si la revendication par les sionistes d’un « droit » à la Palestine « peut difficilement être sérieusement prise en considération », c’est parce que ce droit n’existe pas. Les guillemets au mot « droit » indiquent bien que King et Crane n’y croient pas. Ce n’est pas parce que des juifs étaient là il y a deux mille ans que les juifs d’aujourd’hui, qui nécessairement ne sont plus les mêmes, doivent déloger les habitants de la Palestine pour s’installer à leur place.
King et Crane se tournent ensuite vers l’aspect religieux de la question de Palestine :
« Il y a aussi une considération supplémentaire qu’on ne saurait, en toute justice, passer sous silence si le monde doit envisager que la Palestine devienne un Etat spécifiquement juif, pour aussi graduelle que soit cette transformation. Cette considération tient au fait que la Palestine est “la Terre sainte” de la même façon pour les juifs, les chrétiens et les musulmans. Des millions de chrétiens et de musulmans, sur toute la surface du globe, sont tout aussi attachés que les juifs aux conditions qui prévalent en Palestine, tout particulièrement aux conditions qui touchent au sentiment religieux et aux droits acquis qui en découlent. En Palestine, les relations en ces matières sont des plus délicates et des plus difficiles. Même avec les meilleures intentions du monde, on peut douter que les juifs puissent être, aux yeux aussi bien des chrétiens que des musulmans, des gardiens appropriés pour les différents lieux saints ou pour la Terre sainte dans son ensemble. La raison en est la suivante : les lieux qui sont les plus sacrés aux yeux des chrétiens (ceux qui ont trait à Jésus) et qui sont également sacrés aux yeux des musulmans, non seulement ne sont pas sacrés pour les juifs, mais ils les ont en horreur. »
Les trois religions abrahamiques sont, dans l’ordre chronologique, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Le christianisme, venant après le judaïsme, tient pour sacrés les lieux saints des juifs en plus des lieux saints proprement chrétiens, c’est-à-dire ceux qui rappellent la vie de Jésus. Mais le contraire n’est pas vrai. La différence entre chrétiens et juifs tient au fait que ces derniers attendent toujours la venue du Messie alors que, pour les chrétiens, le Messie a déjà apparu il y a deux mille ans et s’appelait Jésus. On ne peut pas être juif et chrétien à la fois (malgré l’existence de juifs dit « messianiques »). A partir du moment où un juif accepte l’idée que le Christ était le Messie, il cesse d’être juif et devient chrétien. Il s’ensuit que, pour un juif qui attend le Messie, toute personne qui prétend être le Messie ne peut être qu’un imposteur et tout ce qui se rapporte à la commémoration de la venue de ce Messie ne peut que lui inspirer de l’horreur. Il ne peut qu’avoir en horreur les lieux saints du christianisme.
Quant aux musulmans, arrivant après tous les autres, ils reconnaissent comme sacrés les lieux saints du judaïsme et ceux de la chrétienté, en plus des lieux saints liés à la vie de Mahomet. Selon King et Crane, les musulmans « ont déjà été » (et non pas « seront ») jusqu’ici de meilleurs gardiens des lieux saints dans leur ensemble que ne sauraient l’être les juifs :
« Il est tout simplement impossible, dans ces conditions, pour des musulmans ou des chrétiens, de se sentir satisfaits de voir ces lieux aux mains de juifs ou sous la garde des juifs. Il y a encore d’autres lieux à propos desquels les musulmans doivent avoir le même sentiment. En réalité, de ce point de vue, les musulmans, du simple fait que les lieux sacrés pour l’ensemble des trois religions sont sacrés pour eux, ont très naturellement été des gardiens bien plus satisfaisants des lieux saints que ne sauraient l’être les juifs. Il y a lieu de reconnaître que le sens précis, de ce point de vue, de l’occupation complète par les juifs de toute la Palestine n’a pas été complètement apprécié par ceux qui recommandent le programme sioniste extrême. Car cela intensifierait fatalement le sentiment antijuif non seulement en Palestine même mais dans d’autres parties du monde qui considèrent la Palestine comme “la Terre sainte”. »
King et Crane concluent ainsi leur recommandation :
« C’est en vertu de ces diverses considérations et d’un très fort sentiment de sympathie pour la cause juive que les Commissaires se sentent obligés de recommander que seul un programme sioniste considérablement réduit soit mis en œuvre par la Conférence de la Paix et, même dans ce cas, que celui-ci ne soit introduit que très graduellement. Cela reviendrait nécessairement à ce que l’immigration juive soit nettement limitée et que le projet de faire de la Palestine un commonwealth spécifiquement juif soit abandonné. Il n’y aurait alors aucune raison pour que la Palestine ne fasse pas partie, comme d’autres portions du pays, d’un Etat syrien uni, les lieux saints étant pris en charge par une commission internationale et inter-religieuse, à peu près comme c’est le cas aujourd’hui, sous la supervision et avec l’approbation du Mandataire et de la Société des Nations. Les juifs, bien entendu, seraient représentés à cette commission. »
La Commission King-Crane est revenue de son enquête sur le terrain avec trois constatations. La première est que les habitants de la Syrie, le « bilad el-Sham », ne voulaient pas que leur pays soit démembré et débité en petits morceaux. La deuxième est qu’ils souhaitaient accéder à l’indépendance immédiatement. La troisième est qu’ils étaient opposés à l’implantation sioniste en Palestine. Dans cette Syrie unitaire, ils optaient pour la monarchie et souhaitaient que le prince Fayçal qui avait mené la fameuse Révolte arabe soit reconnu comme leur roi. Pour ce qui est du choix du mandataire, s’il en fallait absolument un pour les aider dans la période transitoire, ils récusaient les Français dont ils n’appréciaient pas les méthodes et donnaient leur préférence aux Américains dont, à l’inverse, ils partageaient l’engagement, nous l’avons vu, en faveur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à s’autodéterminer.
Une liste pourrait être dressée où seraient enregistrés, sur l’une ce que souhaitaient les habitants de la Syrie, sur l’autre ce qu’ils ont obtenu :
Première liste : Unité – Indépendance immédiate – Pas de sionisme – Mandat unique américain – Fayçal pour roi
Deuxième liste : Partition en plusieurs Etats – Mandat à durée indéterminée – Etablissement de l’Etat d’Israël – Partage entre France et Grande-Bretagne – Fayçal chassé par les Français
On constate ainsi que, sur aucun des points, les Syriens n’ont obtenu satisfaction. Ce qui a été fait est rigoureusement l’inverse de ce qu’ils avaient demandé. C’est encore plus flagrant en Palestine où, alors que les habitants refusaient toute forme de sionisme, fût-elle modérée et graduelle comme le souhaitaient King et Crane, ils ont dû connaître l’expulsion d’une grande partie de leur population et subir la création d’un Etat juif conquérant sur la majeure partie de leur territoire.
Nous connaissons, par l’histoire telle qu’elle s’est déroulée, la seconde liste. Nous sommes redevables à King et Crane d’avoir établi la première.
—Ph. D.
Notes
1. Il s’agit de sept nationalistes syriens qui s’étaient réfugiés au Caire après la Révolte arabe.
2. Nous avons ici confirmation que les Etats-Unis ne se considéraient pas comme un allié mais seulement comme une « puissance associée ».
Bibliographie
Sur la Conférence de la Paix : Howard Elcock, Portrait of a Decision. The Council of Four and the Treaty of Versailles, Londres, Eyre Methuen, 1972.
Sur la Commission King-Crane : Harry N. Howard, The King-Crane Commission. An American Inquiry in the Middle East, Beyrouth, Khayats, 1963.
Texte des recommandations de la première section : in John Norton Moore, The Arab-Israeli Conflict, vol. III, « Documents », Princeton Univeristy Press, 1974.